Le quotidien Il Fatto Quotidiano est soupçonné d’avoir des liens avec le Mouvement 5 étoiles, au pouvoir en Italie aux côtés du parti de droite, la Ligue. A la tête du journal, Marco Travaglio, ancienne star des plateaux télévisés, assume sans gêne une ligne éditoriale indépendante et différente de celle des médias traditionnels.
Dans un ancien monastère, au sud du 2e arrondissement de Rome, une épaisse grille barre l’entrée des locaux du quotidien Il Fatto Quotidiano. A la mi-journée, une dizaine de journalistes sont réunis pour la conférence de rédaction, dans une salle trop petits, constitués de quatre bureaux organisés en carré. Les voix fortes des chefs de rubrique fusent. Elles déroulent le menu de l’édition du lendemain : condamnation de l’ancien président de la Lombardie, Robert Formigioni dans une affaire de corruption, future loi sur la vie privée, qualifiée « d’arnaque », « une de plus parmi les nombreuses escroqueries organisées au cours des dernières décennies contre les citoyens ». Seront publiés des articles sur le sommet du Vatican, sur le rapport du Sénat français dans le cadre du « Benallagate », ou encore des photos des tags antisémites dans les rues de Paris. Dans Il Fatto Quotidiano, les affaires judiciaires sont mises en avant dans les premières pages, traitées d’un ton sévère et sarcastique. Le journal revendique « ne pas toucher d’argent public pour éviter que le pouvoir politique ait un quelconque contrôle sur le média », selon Stefano Feltri, rédacteur en chef adjoint du journal. Pour Gad Lerner, journaliste à RAI3, la télévision publique italienne, Il Fatto Quotidiano trouble le paysage médiatique italien depuis son arrivée en kiosque en 2009, justement car « il est né sur la base de l’actionnariat populaire, et a le droit de revendiquer son indépendance de l’establishment italien et des investissements publicitaires ».
Dix minutes après le début de la conférence, un grand homme aux cheveux gominés, élégant dans son costume cintré, entre dans la pièce. Les voix jusqu’alors excitées se taisent, la température de la pièce descend de quelques degrés et le plafond semble s’affaisser. Cet homme, c’est Marco Travaglio, le directeur d’Il Fatto Quotidiano. Ses petits yeux bleus perçants et surtout son aura obligent Stefano Feltri, à se lever et laisser son fauteuil au grand manitou d’Il Fatto.
Les discussions reprennent doucement, menées cette fois par la voix basse et posée du directeur. Marco Travaglio est l’un des deux fondateurs du journal, il en a repris la direction en février 2015. « Travaglio est le seul rédacteur en chef qui a une colonne qui lui est dédiée dans le journal, dans laquelle il écrit son édito 365 jours par an. Il y écrit son opinion, et puisque c’est le patron, son opinion reflète l’opinion du journal », explique Stefano Feltri. Les convictions politiques du journaliste et essayiste de 55 ans expliquent les soupçons de lien entre Il Fatto Quotidiano et le Mouvement 5 étoiles, aujourd’hui au pouvoir. La veille au soir, Marco Travaglio s’est rendu au théâtre, pour assister au one-man show de Beppe Grillo, fondateur du Mouvement. Dans le hall du théâtre Brancaccio, plusieurs militants l’ont abordé pour prendre un selfie avec lui. « Marco Travaglio soutient le Mouvement cinq étoiles. Tout le monde le sait ici. On peut être de son avis ou non, mais lui ne s’en cache pas », résume Silvia Di Pasquale, responsable du marketing pour le journal. « Il a construit sa réputation dans les talks-shows à la télévision. Et en Italie, c’est aussi une manière de faire de la politique, raconte Philippe Ridet, ancien correspondant du le journal Le Monde à Rome et auteur de L’Italie, Rome et moi (Flammarion, 2013). Marco Travaglio est passé pour le journaliste le mieux renseigné, et le plus hostile qui puisse être envers Berlusconi. »
Surf sur la vague anti-Berlusconi
« La création du journal, en 2009, n’était pas une décision commerciale, mais une vraie réaction politique et culturelle au contexte médiatique », raconte Stefano Feltri. Silvio Berlusconi est alors au pouvoir et à la tête de plusieurs médias italiens. Les multiples accusations de corruption soulèvent une vague « anti-Berlusconi » au sein de la population, dont certains journalistes s’emparent. Huit ans plus tôt, Marco Travaglio écrit un livre, L’odore dei soldi - « L’odeur de l’argent » — dans lequel il retrace ce qu’il pense être les origines mafieuses de la fortune de Berlusconi. Juste après la sortie du livre, il détaille le contenu de son livre dans une interview à la RAI, et avant même la fin de l’entretien, le directeur du comité de surveillance de la chaîne demande la suspension du programme. Travaglio devient la bête noire des plateaux télévisés. En septembre 2009, il fonde Il Fatto Quotidiano, avec Antonio Padellaro, journaliste évincé de la rédaction de l’Unità pour ses propos contre il Cavaliere. Le journal se voulait « le dernier clou sur le cercueil de Berlusconi », analyse Philippe Ridet. Financé par les donations de soutiens de Padellaro et de Travaglio — recueillies sur le blog Antefatto, « Avant le Fatto » — le premier numéro d’Il Fatto Quotidiano sort en kiosque le 23 septembre. Il est tiré à 151 000 exemplaires. À titre de comparaison, le journal Le Monde était tiré à 203 000 exemplaires en 2017.
« Nous ne recevons aucun financement public », proclame la première une du journal, qui publie une révèle que Gianni Letta, ancien bras droit de Berlusconi, fait l’objet d’une enquête pour abus de pouvoir et favoritisme : il aurait accordé des contrats à certaines entreprises pour la construction et la gérance de centre d’accueil de migrants, sans appel d’offre ni devis préalable. « Gianni Letta fait l’objet d’une enquête depuis 10 mois pour business de l’immigration. Mais personne ne le sait (ou ne l’écrit) ». Le ton est posé. « L’idée, pour Marco Travaglio et Antonio Padellarro, c’était de dire à Berlusconi et aux autres : “vous ne pouvez pas faire ça”», raconte Stefano Feltri. La création du journal ressemble à celle du Mouvement cinq étoiles, fondé un mois plus tard en opposition frontale à l’establishement politique existant. Il Fatto et le M5S se veulent proches des gens. « Dans le but de rassembler des fonds pour la création d’Il Fatto, Marco Travaglio a voyagé dans tout le pays, même dans de tout petits villages, pour y rencontrer les habitants et leur parler de son projet », détaille Stefano Feltri. De plus, le langage de Marco Travaglio dans ses éditoriaux emploie, selon Gad Lerner, « une certaine violence verbale », « une intonation toujours polémique, beaucoup d’ironie », qui rappelle la façon de parler de Beppe Grillo. « Le M5S faisait publiquement une distinction entre Il Fatto, qui serait le seul à dire la vérité, et les autres journaux. »
Quand journalisme et politique se chevauchent
Très vite, Il Fatto Quotidiano s’installe dans un secteur en crise. Les médias italiens, comme leurs homologues français, souffrent du manque de confiance du public. Selon une étude de l’Institut Reuters réalisée en 2017, les Italiens ne sont que 39% à accorder leur confiance aux médias. Pour Flora Zanichelli, journaliste française basée à Rome, la séparation entre médias et politique n’est pas aussi marquée en France qu’en Italie. « Les journalistes italiens sont très liés aux partis politiques. Par exemple, les invités d’un plateau télévisé ne sont jamais mis face à leurs contradictions », raconte-t-elle. Le public italien semble moins sensible à la question de la proximité entre journalisme et politique. « Les journalistes en Italie, c’est un peu la figure de l’intellectuel en France. Ils n’ont pas de Sartre, de Arendt ou d’Albert Camus, c’est-à-dire des intellectuels engagés, mais ils ont des journalistes », explique Philippe Ridet. Mario Gallucci dirige l’Ordre des Journalistes, un organisme national qui établit les droits et devoirs des journalistes italiens. « Ils doivent être indépendants, c’est clair », pose Mario Gallucci, mais il n’existe aucune définition de l’indépendance que les journalistes doivent observer face à la sphère politique. « Ce genre de situation se règle au cas par cas », explique Mario Gallucci. Quid d’Il Fatto Quotidiano ? « Anti-Berlusconi, anti-Renzi, oui. Mais je ne dirais quand même pas que c’est “pro 5 étoiles” », conclue Flora Zanichelli.
La position floue d’Il Fatto Quotidiano par rapport à la sphère politique renforce son image d’Ovni médiatique. Le journal devient forcément un sujet de débat pour les étudiants en journalisme italiens. À l’Université Luiss de Rome, les avis divergent. Pour Tito, il n’y a aucun lien entre le Mouvement cinq étoiles et Il Fatto Quotidiano, pour lequel il rêve de travailler un jour. « Ils ont au moins l’avantage de ne pas avoir d’a priori sur le M5S », nuance sa camarade Lidia.
Selon Stefano Feltri, le traitement de l’actualité du gouvernement a changé depuis l’arrivée du Mouvement au pouvoir, en mars 2018. « Il y a juste quelque chose qui personnellement me dérange. On ne va plus chercher les secrets des élus du gouvernement actuel avec la même intensité. Prenez Paolo Savona [ancien ministre des affaires européennes, soupçonné de délit d’usure, c’est-à-dire d’avoir consenti à délivrer des prêts à des taux illégaux, alors qu’il était à la tête de la société Unicredit. Il a été nommé à la tête de l’autorité de régulation des marchés financiers, ndlr]. Nous aurions dû appeler à ne pas nommer cet homme. Mais nous avons considéré que ses antécédents n’étaient pas un problème », raconte Feltri, avec une pointe d’ironie. « C’est de la politique, et le journalisme ne devrait pas être en permanence lié à la politique. Mais ce n’est pas moi le patron, donc… ».
“On ne va plus chercher les secrets du gouvernement avec la même intensité”
Malgré tout, Il Fatto Quotidiano ne manque pas de critiquer le Mouvement cinq étoiles. Le 18 février, les militants du M5S étaient appelés à voter sur leur plateforme de démocratie participative en ligne, Rousseau, pour s’exprimer sur un éventuel renvoi du ministre de l’Intérieur devant la justice. Matteo Salvini est accusé de séquestration, après avoir refusé d’accueillir un bateau et à son bord 177 migrants, bloqués pendant dix jours dans le port sicilien de Catane, en août dernier. Le vote est finalement favorable à l’immunité de Salvini. Le lendemain, l’édito de Travaglio accuse les militants et leur plateforme de marcher vers «le suicide » du M5S. En réponse, la rédaction reçoit des centaines de lettres et d’email. « Certains lecteurs sont en colère, car ils ne veulent pas croire qu’ils sont à l’origine d’une fracture au sein du mouvement, analyse Stefano Feltri. Cela montre que les lecteurs se sentent importants à nos yeux, et qu’ils se soucient de l’opinion de Marco Travaglio. Et lui, il défend son opinion. Il se fout des mécontents. Il s’en fout complètement. »
L’homme est à la tête d’un journal jeune, mais qui a connu une ascension fulgurante. « Dans les quotidiens de référence, en Italie, il y a Il Fatto, La Repubblica, Corriere della Serra et la Stampa », détaille Flora Zanichelli. Dix ans après le premier numéro, la marque Il Fatto a été déclinée. Un journal papier, un site internet, un club de lecteurs, qui profitent d’avantages lors du festival annuel d’Il Fatto, un magazine, une maison d’édition… Et une plateforme de télévision en ligne, Loft, qui commence tout juste à vendre ses contenus aux chaînes de télévision. Ainsi, chaque jour, Marco Travaglio, qui n’a jamais oublié les talk-shows, dont il était un habitué, présente une chronique dans les studios installés dans l’église de l’ancien monastère.
Toutes ces marques sont regroupées au sein d’une entreprise, la SEIF, pour Société d’édition d’Il Fatto, qui fera son entrée en bourse d’ici la première quinzaine de mars. « Il y a une petite décennie prodigieuse pour Il Fatto Quotidiano mais c’est un journal qui à mon avis est éphémère, un peu comme les papillons», prédit Philippe Ridet. « D’autant plus que le Mouvement 5 étoiles est en perte de vitesse, il n’ont même pas réussi à qualifier leur candidat en Sardaigne [qui n’a obtenu que 10% des suffrages, alors que le mouvement avait obtenu 42,5 % aux élections législatives de 2018, ndlr] ». La pérennité du journal semble donc difficile à évaluer, et son destin pourrait être liée à celui du Mouvement cinq étoiles. Les ventes papier du journal sont en baisse, mais le titre peut encore compter sur sa popularité numérique (vois graphiques ci-dessus). De la même manière, le Mouvement cinq étoiles parie sur une stratégie numérique, alors que les intentions de vote sont en baisse.
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