Station Vittorio Emanuele, le 22 février 2019. Tramway romain datant d'une trentaine d'années. /© P.MAURER

L’éternelle galère des transports publics romains

Écrit par
Pierre Mau­r­er
Enquête de
Pierre Mau­r­er et Flo­ri­an Yven, à Rome

Bus, tramway, métro, la cap­i­tale ital­i­enne dis­pose d’un réseau de trans­ports anciens et par­fois obsolètes. Et si Rome ne s’est pas faite en un jour, la révo­lu­tion des trans­ports publics se fait, elle, tou­jours attendre.

« Doc­u­men­to ! Doc­u­men­to ! » Un homme chauve réclame une place assise à son inter­locu­teur ahuri. Les regards des pas­sagers se tour­nent vers les deux pro­ta­gonistes. Le plus vieux tend, à celui qui venait de lui don­ner un ordre, sa carte de police. La ten­sion et le ton mon­tent alors que le bus se rem­plit comme un stade de foot un soir de der­by romain. Les pas­sagers s’entassent dans l’autocar usé et cahotant, alors que con­tin­ue la con­fronta­tion. L’atmosphère est élec­trique. Bien­v­enue dans les trans­ports publics romains.

À chaque sta­tion, c’est le même cirque. Les gens mon­tent sans laiss­er une sec­onde aux usagers du bus pour descen­dre. Il faut dire que le pas­sage d’un bus est aus­si fréquent qu’une rue sans ruines dans la ville éter­nelle. Trente, quar­ante, cinquante min­utes d’attente quand le ser­vice est cen­sé être assuré toutes les cinq à dix min­utes, tel est le quo­ti­di­en des habi­tants de la cap­i­tale. Et pren­dre le bus peut être une épreuve presque aus­si dan­gereuse que la fos­se aux lions d’une arène antique. Trop vieux — 13 ans d’âge en moyenne — et mal entretenus, près de quar­ante ont pris feu en plein jour ces deux dernières années.

« Ces contestations font perdre du temps »

Les tramways, eux sont sou­vent en panne, leur longévité s’étend à 30 ans. Le métro ne pos­sède pour sa part que deux lignes et demi, le pro­jet de ligne C n’en finit plus depuis 12 ans… Autant de raisons qui inci­tent les Romains à priv­ilégi­er la voiture. En 2016, on compt­abil­i­sait 7 voitures pour 10 habi­tants, con­tre 4 voitures pour 10 habi­tants à Paris. Rome est une des cap­i­tales européennes les plus dens­es en terme de trafic.

Cette sit­u­a­tion délétère, Enri­co Ste­fano ne la nie pas. Le jeune con­seiller munic­i­pal aux trans­ports de la maire a une mon­tre à chaque poignet. Il est issu du Mou­ve­ment cinq étoiles (M5S), Vir­ginia Rag­gi. Ambitieux et gros bosseur d’après ses adver­saires, Ste­fano a écrit pour elle le volet trans­ports de son pro­gramme. « Ces deux pre­mières années [Vir­ginia Rag­gi a été élue en juin 2016] nous avons lancé beau­coup de pro­jets, explique-t-il en désig­nant du doigt les plans de deux pistes cyclables plac­ardés aux murs. À chaque fois, c’est un com­bat avec les rési­dents, et les com­merçants qui protes­tent con­tre le moin­dre change­ment. »

Plus tôt, le gérant d’un mag­a­sin de vélos nous con­fi­ait que des ouvri­ers con­stru­isant les nou­velles pistes cyclables étaient directe­ment men­acés par les habi­tants du quarti­er : les travaux les empêchent de se gar­er en dou­ble-file. « Ces con­tes­ta­tions nous font per­dre du temps, tout pour­rait être beau­coup plus rapi­de, affirme l’élu. Mais j’insiste. Nous croyons fer­me­ment en ces pro­jets, donc je m’évertue à dia­loguer avec la pop­u­la­tion pour con­va­in­cre les gens ». En 2008, la munic­i­pal­ité précé­dente avait ten­té de lancer un réseau de vélos en libre-ser­vice — Roma’n bike — qui a depuis été aban­don­né, alors que la ville ne dis­pose que d’une cen­taine de kilo­mètres de piste cyclable.

Com­mis­sion mobil­ités et trans­ports, le 22 févri­er 2019. Enri­co Ste­fano, tou­jours à l’oeu­vre dans son bureau. / © F. YVEN

Le clientélisme, sport municipal

Cette moti­va­tion affichée ne se véri­fie pas tou­jours dans les faits. À la suite du scan­dale des bus qui pre­naient feu, Vir­ginia Rag­gi avait promis l’achat de 600 nou­veaux véhicules. Enri­co Ste­fano, lui, nous con­firme la mise en ser­vice de 100 nou­veaux bus d’ici avril, puis 250 l’été prochain. Un nom­bre très faible pour renou­vel­er un parc vaste de 2500 véhicules. Car la réal­ité, c’est la sit­u­a­tion de fail­lite dans laque­lle est plongée la société publique des trans­ports, ATAC. La com­pag­nie gère tout le réseau de trans­ports de la cap­i­tale ital­i­enne. Avec une dette estimée à 1,4 mil­liard d’euros, creusée depuis vingt ans par une ges­tion des ser­vices très cri­tiquée, la société n’est pas capa­ble d’investir mas­sive­ment pour amélior­er les infra­struc­tures usagées, voire par­fois inexistantes.

Une fois au pou­voir, la munic­i­pal­ité Rag­gi a cher­ché à résoudre ce prob­lème. C’était d’ailleurs l’une de ses prin­ci­pales promess­es de cam­pagne, avec un leit­mo­tiv affiché sur tous les bus : « coR­AG­GIo. Il est temps de chang­er Rome. » « On a passé un accord avec les créanciers en 2017 pour réduire la dette, en éta­lant les paiements dans le temps, détaille Enri­co Ste­fano. Et cela se passe bien. Depuis, nous essayons de mieux con­trôler les fraudeurs et de réor­gan­is­er la com­pag­nie. » Et d’ajouter face à nos hausse­ments de sour­cils : « Nous sommes loin d’un ser­vice excel­lent, mais bien sur la bonne voie. »

22 févri­er 2019, tweet d’En­ri­co Ste­fano. Vir­ginia Rag­gi (la plus à droite sur la pho­to) et son équipe présente 38 nou­veaux bus.

Andrea Giuricin ne partage pas cet avis. Selon le pro­fesseur à l’université de Milan et spé­cial­iste des trans­ports, tous les indi­ca­teurs économiques mon­trent que le ser­vice fourni par ATAC est en débâ­cle, tou­jours plus cher, et de moins en moins effi­cace, y com­pris depuis l’élection de Vir­ginia Rag­gi. « Tout le prob­lème réside dans les coûts opéra­tionnels de la com­pag­nie lié prin­ci­pale­ment à son nom­bre de salariés. » Pre­mière pique : « ATAC dis­pose de 2500 employés de plus que l’entreprise des trans­ports publics de Milan, alors que Milan dis­pose d’un réseau de trans­ports plus grand et fonc­tion­nant mieux. » Un argu­ment que ne con­teste pas Ste­fano, sans l’approuver non plus. « Nous ré-organ­isons les ser­vices et plaçons les gens de bureaux qui ne fai­saient rien sur le ter­rain, pour con­trôler les fraudeurs, ou aigu­iller les pas­sagers », jus­ti­fie-t-il. Dans un français plus que cor­rect, le pro­fesseur Giuricin assène le coup de grâce : « La mairie n’est capa­ble de rien con­cer­nant ATAC, car cette entre­prise con­stitue un réser­voir de 12 000 voix, voire plus en comp­tant les familles des employés. Le prin­ci­pal prob­lème est le clien­télisme. »

Piaz­za Navona, le 20 févri­er 2019. Andrea Giuricin, pro­fesseur l’u­ni­ver­sité de Milan Bic­oc­ca, est obnu­bilé par les trans­ports. / © F. YVEN

S’il y a bien un point sur lequel les deux hommes s’accordent, c’est la mau­vaise ges­tion de la société et de la ville — un argu­ment prépondérant dans l’élection de l’ancienne avo­cate — par les prédécesseurs de Rag­gi. Ste­fano n’hésite pas à charg­er la munic­i­pal­ité précé­dente quant aux affres du clien­télisme, et Giuricin recon­naît que tout n’est pas imputable à Rag­gi : « L’opposition poli­tique ne se saisit pas trop de ce prob­lème. Il y a une sorte d’omerta sur ATAC. Seuls les Rad­i­cali ont mis en avant le référen­dum et en ont fait la pro­mo­tion. »

Le petit par­ti a ten­té d’attirer l’intérêt des citoyens romains sur cette ques­tion par un référen­dum con­sul­tatif. Un échec puisque seule­ment 16% d’électeurs se sont déplacés en novem­bre 2018 pour se pronon­cer sur la libéral­i­sa­tion du réseau de trans­ports. Le référen­dum avait été accep­té par la munic­i­pal­ité, après qu’un comité de citoyens, asso­cié au par­ti Rad­i­cali Roma, a réus­si à obtenir les 30 000 sig­na­tures néces­saires. Giuricin, qui a con­seil­lé Rad­i­cali sur ce référen­dum auquel Vir­ginia Rag­gi était farouche­ment opposée — la mairie a com­mu­niqué les modal­ités du référen­dum seule­ment 48 heures avant le vote — en sourit : « Si vous regardez bien, le nom­bre de par­tic­i­pa­tion au référen­dum est à peu près égal au nom­bre de per­son­nes qui pren­nent les trans­ports publics à Rome. Notre objec­tif n’était pas de rem­plac­er ATAC par une entre­prise privée, mais que les citoyens se sai­sis­sent de cette prob­lé­ma­tique. »

« On est coincés en 1955 »

Pour Euge­nio Stanziale, secré­taire général de la Filt-Cgil, la branche trans­ports du pre­mier syn­di­cat d’Italie, la Cgil, fort de cinq mil­lions d’adhérents, vot­er « Non » au référen­dum était une évi­dence. « Pour éviter un risque de pri­vati­sa­tion du ser­vice pub­lic. » Ouvrages de Chom­sky et Marx trô­nant sur son bureau, le vieil homme adopte un ric­tus moqueur quand on évoque la com­para­i­son entre trans­ports publics romains et milanais. Un argu­ment qu’il s’empresse de bal­ay­er d’un revers de main. « Rome dis­pose d’une pop­u­la­tion d’environ trois mil­lions d’habitants, con­tre un mil­lion pour Milan, et leur éclate­ment géo­graphique n’a rien à voir. C’est incom­pa­ra­ble. » Le clien­télisme ? « Un argu­ment que les poli­tiques agi­tent pour détourn­er les yeux des gens des vrais prob­lèmes. » Les vrais prob­lèmes ? « La vision à court terme de la mairie con­cer­nant les trans­ports. Je milite pour un nou­veau grand pro­jet inclu­ant les ban­lieues, la région. » Der­rière lui, affichées aux murs, des pho­tos de meet­ing, de famille. En frap­pant le flanc de sa main droite dans sa paume gauche, il insiste « sur la néces­sité d’une sépa­ra­tion entre la pro­priété d’ATAC, et son admin­is­tra­tion ». En clair, moins de main­mise de la mairie sur l’entreprise.

Les grands pro­jets comme ceux d’Eugenio, Vir­ginia Rag­gi y était opposée jusqu’à récem­ment. D’après Fed­eri­co Sca­roni, mem­bre d’un col­lec­tif d’usagers de la ligne C, M5S et Rag­gi ont tou­jours cri­tiqué la poli­tique de grands travaux quand ils étaient dans l’opposition : trop coû­teux, pas assez effi­caces. « Une fois au pou­voir, durant ses deux pre­mières années de man­dat, elle a con­tin­ué plus ou moins la même poli­tique qu’avant », con­state l’architecte. «  Face aux échecs, elle a dû affron­ter la réal­ité et se ren­dre compte qu’administrer une ville aus­si grande que Rome, ce n’est pas aus­si facile que de cri­ti­quer l’opposition. »

Son pro­gramme pen­dant la cam­pagne des munic­i­pales avait été large­ment rail­lé par la presse et les adver­saires de tous bor­ds. En cause : des propo­si­tions floues et une sug­ges­tion de « funic­u­laire au-dessus du Tibre, reliant un arrêt de bus à une sta­tion de métro ». Désor­mais, un pro­jet ancien est en passe d’être réha­bil­ité. Une qua­trième ligne de métro serait dans les tuyaux depuis un mois, nous con­fie Fed­eri­co. Ce que con­firme Enri­co Ste­fano en nous mon­trant les plans de la pre­mière ver­sion datant de 2001. Tout cela alors que la ligne C n’est tou­jours pas finie. « Le rêve serait de vivre dans une ville nor­male où tout fonc­tionne, mais cela prend beau­coup de temps », con­cède Enri­co Ste­fano. « Je dis tou­jours qu’Amsterdam est un mod­èle, mais ils ont mis 40 ans à bâtir leur réseau de trans­ports. »

Sta­tion de métro San Gio­van­ni, le 21 févri­er 2019. Alessan­dro est las des mes­sages annonçant les retards de métro. / © P. MAURER

Un temps long qui exas­père cer­tains citoyens comme Alessan­dro. « On a l’impression qu’en Ital­ie, on est coincés en 1955 », s’énerve-t-il en cher­chant une con­nex­ion WiFi sur son télé­phone. « À Lon­dres, tu as du Wifi partout dans le métro ! » Agent de sécu­rité d’une société privée, il est employé par ATAC pour sur­veiller les ves­tiges archéologiques exposés dans la Sta­tion San Gio­van­ni de la ligne C. Il est midi, heure de pointe, et le métro est en retard de 40 min­utes. La rame est bondée. Alessan­dro regarde la foule dont sur­gis­sent des « Bas­ta ! » à chaque nou­velle annonce de retard par le micro, et s’interroge. « Où va l’argent ? ATAC, la munic­i­pal­ité, ils sont tous payés par les tax­es, mais ils ne respectent pas les gens en four­nissant ce genre de ser­vice. » Le métro arrive enfin. Une porte reste fer­mée, forçant les usagers à se diriger vers les autres portes déjà sur­chargées. Cette ligne-là est pour­tant flam­bant neuve.

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Giorni est le site de la 73ème pro­mo­tion du CFJ en voy­age à Rome.

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