Laboratoire du néofascisme italien, le parti politique CasaPound restaure un tabou de l’histoire nationale pour en faire un objet tendance sur les bancs de l’école. Violent, nationaliste, raciste et identitaire, le « fascisme du troisième millénaire » s’est paré d’un discours social et d’un imaginaire pop pour séduire les jeunes. Désireux d’intégrer la « tribu », nombreux sont ceux qui se laissent endoctriner.
« Oui, je suis fasciste et je n’ai aucun problème à le dire. » Crâne rasé, barbe taillée, bras tatoués et chevalières aux doigts, Giorgio est un militant du Blocco Studentesco, la branche jeune du parti politique néo fasciste CasaPound. Lui et son ami Federico, la vingtaine à peine, se joignent à la trentaine de personnes rassemblées au pied de l’arrêt de bus Portonaccio, sur la ligne 409, dans l’est de Rome.
Avec d’autres militants, ils sont venus soutenir les manifestants qui demandent le déménagement du Qube Disco, de l’autre côté de la route. A en croire Giorgio ce sont les « voitures en double file qui empêchent les ambulances de passer » qui dérangent — officiellement, rien à voir avec le fait que ce club de la périphérie romaine organise des soirées gay chaque vendredi soir et passe les « meilleures musiques black » le samedi, comme l’indique son site internet. Mis à part quelques altercations avec « les rouges » [les antifascistes, ndlr], Giorgio insiste : il n’a aucun problème à afficher ouvertement ses idées politiques. Et ça, « il y a encore dix ans ça n’aurait pas été possible… C’est grâce à CasaPound » .
Ce que CasaPound a pris du fascisme, c’est l’idée de l’Etat comme un père qui va soigner ses fils et ses filles.
Emanuele Toscano, sociologue italien
Créé fin 2003 par Gianlucca Iannone, chanteur du groupe ZeroZetaAlpha et véritable leader charismatique, CasaPound Italia (CPI) revendique fièrement l’héritage du régime dictatorial mussolinien. En 2014, le parti siège pour la première fois dans un conseil municipal, à Novate. Malgré quelques percées lors des municipales de 2017, comme à Ostie (9 %), CPI n’a pas accédé au Parlement italien lors des législatives de 2018, avec à peine 1 % des suffrages exprimés. Aujourd’hui présent dans chaque région d’Italie, le parti compte au grand minimum 8 000 militants, un chiffre en croissance constante, estime le sociologue romain et auteur de l’enquête Dentro et Fuore Casapound (avec D. di Nunzio, éd. Armando, 2011), Emanuele Toscano.
« Ce que CasaPound a pris du fascisme, c’est l’idée de l’Etat comme un père qui va soigner ses fils et ses filles, explique le sociologue. Donc sur l’immigration, le discours est : ‘je ne suis pas contre aider les fils et les filles de mon voisin, mais avant je dois soigner les miens’ ». C’est ainsi que Sébastien Manificat, de son vrai nom de Boëldieu, français et coordinateur des relations extérieures de CPI, justifie devant Giorni : « 0% racisme, 100% identité ! »
Alors que CPI critique le Premier ministre italien Matteo Salvini pour son manque de poigne face à l’Europe, et que flotte un drapeau de l’Union Européenne barré d’une croix rouge à l’entrée de son QG, le parti démarre ce mois-ci sa campagne pour les élections européennes. Organisation protéiforme, de mouvement extra-parlementaire à parti politique, CasaPound et son organisation étudiante Blocco Studentesco se donnent les moyens pour draguer la jeunesse romaine : ambiance comptoir dans son réseau de pub, studieuse dans ses librairies, fêtarde ou sportive lors des concerts et des camps d’été… Les jeunes militants de CasaPound ne manquent pas d’occasions de se réunir. Hyperactifs sur les réseaux sociaux et dans les médias, on les retrouve aussi à la sortie des écoles. Les écoles où l’enrôlement est encamaradement, où le discours social et l’envie d’appartenir à une tribu séduisent les élèves.
« Casual, à notre image »
Le soir tombe sur Rome et la petite manifestation. Le bleu des gyrophares des voitures de police éclaire les visages des deux partisans. C’est Giorgio qui a recommandé Federico au Blocco Studentesco. Depuis, ce dernier a même été élu représentant des élèves de son lycée, non loin du Qube Disco. Très investis dans le syndicat étudiant, les deux amis ont participé ce matin à l’occupation du lycée Giordano Bruno, où ils ont empêché la tenue d’une conférence sur le massacre des Foibe, organisée par des membres de l’ANPI [l’Association nationale des partisans italiens, fondée durant la Seconde guerre mondiale par des résistants opposés au régime fasciste, ndlr]. « On ne peut pas laisser des gens comme ça, des criminels, s’exprimer dans les écoles ! » s’indigne Giorgio. Evénements sportifs, conférences, blocus, manifestations… et ratonnades. Tous les moyens sont bons pour « sensibiliser les jeunes à la politique », comme ils disent.
Visage lisse, casquette fixée sur la tête, Federico incarne parfaitement ce que ses détracteurs appellent le fascisme « pop » ou « fashion », loin du skinhead en Doc Martens. Le look est soigné pour incarner ce qu’eux appellent le « fascisme du troisième millénaire ». Jusqu’à la marque du sweet que porte Giorgio, Pivert, créé par un ancien du Blocco. « C’est casual, à notre image, dit-il quand on lui fait remarquer. Nous sommes beaucoup à porter ces vêtements » .
Les deux militants arrivent du Circolo Futurista, sorte de centre culturel logé dans un bâtiment occupé par CasaPound, le long de la voie ferrée. Sur internet, ses occupants pour le moins éclectiques se présentent comme les héritiers des légionnaires romains et de Tyler Durden — le très non-conformiste personnage du film Fight Club, véritable référence chez les militants de CPI.
Organisation protéiforme, CasaPound c’est donc un parti politique, une marque de vêtement « casual » , et aussi un vrai fourre-tout idéologique, un imaginaire où la figure du Che côtoie celle du Dulce Mussolini. Alors s’il veut en être, le militant doit s’imprégner des références intellectuelles et culturelles propres au mouvement. « Pour faire partie de CasaPound, il faut vraiment être intéressé, connaître l’histoire du XXe siècle par exemple, explique Giorgio, ou le mouvement futuriste. » Il cite le Manifeste du futurisme écrit en 1909 par Filippo Tomaso Marinetti, qui exalte une nouvelle esthétique de la vitesse et de la modernité. « Après une période d’un an, si vous savez ce que vous faites, que vous êtes intelligents, que vous lisez, alors c’est bon. »
Les lectures recommandées se révèlent à la librairie Testa di Fero [« la tête de fer », ndlr], tenue par des militants de CasaPound. Accueilli par une banderole « I love fascism » , le visiteur pourra s’y procurer des « classiques » , comme Tortuga, l’isola che (non) c’è, recueil de « pensées non conformes pour renouer avec la spiritualité guerrière dans un moment de décadence spirituelle » de Gabriele Adinolfi, paru en 2008. L’essayiste et théoricien nationaliste-révolutionnaire apparaît comme un père spirituel aux yeux de nombreux militants de CasaPound. En bonus : le rayon de pin’s à l’effigie des États confédérés d’Amérique esclavagistes ou du triskel breton, et la possibilité d’investir dans une paire de poings américains.
« Viva Hitler »
A Ostie, cité balnéaire et seconde municipalité la plus jeune de Rome, impossible d’ignorer la présence des « fascistes du troisième millénaire ». Les murs de la via Capo Sperone qui mène du centre-ville aux lycées sont recouverts de graffitis. Sous les fenêtres des blocs d’immeubles, la bataille entre fascistes et antifas fait rage. Les premiers ont pris le dessus, ici. Le nombre de croix gammées et celtiques se multiplie à l’approche des lycées Labriola et Faraday. Le jeune qui vient en marchant lira chaque jour « Viva Hitler » s’il tourne la tête sur la droite, un peu avant le croisement avec la rue Alessandro Piola Caselli.
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A Ostia, les murs de la rue qui mène du centre-ville aux lycées sont recouverts de graffitis fascistes.
Autour de 14 heures, le soleil tape et la marée des élèves déborde des deux établissements. Evoquez le Blocco Studentesco ici et la conversation s’engage. « Ils n’ont pas les vraies valeurs du fascisme » pour Matteo et Andrea, en train de partager un joint à la sortie des cours. « Ils sont fermes et ils prennent les choses en main », soutient Gaetano. Davide, qui suit la conversation d’une oreille, ne peut s’empêcher : « Ils ne sont pas très commodes quand même, et puis… Ils sont débiles, franchement. »
Le jeune garçon en dernière année au lycée scientifique tient à relativiser l’importance du Blocco Studentesco à Labriola. Ils sont plutôt présents dans le lycée technique Faraday juste à côté. Là-bas, les sympathisants se comptent par centaines, même s’ils n’ont plus de représentants officiels dans les organisations étudiantes. Il charrie une amie dont le petit-ami étudie là-bas. « Je ne vois pas le problème », rétorque-t-elle, avant d’afficher elle aussi son soutien à l’organisation jeune de CasaPound. Et dans un gloussement d’ado : « Tu es jaloux parce que ce sont des bad boys ! »
« Capacité à enrôler les mineurs »
Chez les professeurs aussi, la présence de l’organisation étudiante fait débat. Pour certains c’est juste une mode, un phénomène auquel on donne peut-être trop d’importance. Pour Daniela, éducatrice spécialisée à Labriola, c’est justement ce côté rénové du fascisme vendu par le Blocco Studentesco qui est dangereux. C’est aussi l’avis de trois membres du collectif Ostia Antifascista, qui se rappellent les campagnes marketing du Blocco lorsqu’ils étaient eux-mêmes au lycée : organisation de concerts, vente de t‑shirt, distribution de stickers « avec la tête de Bart Simpson »… « La grande capacité de CasaPound a été de créer une fascination autour d’un fascisme pop. Ils nous disaient : c’est fashion d’être fasciste. »
C’est sur l’endoctrinement des jeunes, jusqu’à l’adolescence, que se concentre l’activité de CasaPound. Dans un communiqué datant de novembre 2017, le Groupement opérationnel spécial, un corps de la gendarmerie italienne, met en garde : « Cette capacité à enrôler les mineurs, sur un plan idéologique et comportemental, dans un contexte pétri de haine et de racisme, régi par des lois rigides, montre le réel danger que représente [le Blocco Studentesco] » — cité par le journaliste italien Christian Raimo dans son enquête « Jeunes, italiens, fascistes et branchés » .
Cela me demandait beaucoup de temps… En fait, je n’avais plus de vie sociale en dehors du Blocco.
Ancien militant du Blocco Studentesco
Marco [son nom a été changé à sa demande, ndlr], est lycéen à Ostia. Fasciné par CasaPound, il fut lui-même un représentant du Blocco Studentesco dans son lycée. Mais depuis qu’il a pris ses distances il y a quelques mois, ses anciens « frères d’idées » lui demandent de baisser la tête s’il a le malheur de croiser leur chemin. Il explique à Giorni avoir rejoint ce mouvement car c’était le seul à sa connaissance qui se préoccupait vraiment des problèmes de l’école. Il énumère : « Les infiltrations d’eau, la chaudière qui gèle lorsque le froid arrive… Il y a aussi ce lycée où ils ont démantelé une cabane avec de l’amiante. » Les distributions de tracts, le collage d’affiches, les sit-in et les réunions hebdomadaires près de la piazza Gasparri… Tout cela, Marco y a participé.
Mais il se rappelle aussi une organisation très pyramidale et hiérarchique, où son avis n’était que très rarement sollicité et l’interdiction de parler aux journalistes, la règle. « Cela me demandait beaucoup de temps… En fait, je n’avais plus de vie sociale en dehors du Blocco. » Parce qu’être membre de l’organisation jeune, c’est aussi faire partie de CasaPound à part entière, soutient le jeune homme, qui se souvient quelques « coups de main » donnés au Blocco de Rome et à Casapound qui l’ont amené à se battre avec la police.
Cinghiamattanza
La violence, Marco assure qu’il n’en n’a pas beaucoup vu pendant cette période. Sauf peut-être cette fois, « quand les gars du Blocco ont battu un mec du parti communiste ». D’autres habitants d’Ostie racontent les menaces reçues lorsqu’ils étaient au lycée. Comme Margherita Weylam, 23 ans et plus jeune conseillère municipale d’Ostie où elle représente le parti démocrate (PD). « Il peuvent être dangereux », assure celle qui a été harcelée sur les réseaux sociaux. Déjà très engagée au lycée, elle avait procédé à un signalement à la police. Ce n’était pas allé plus loin, mais d’autres n’ont pas eu cette chance. Comme Raffaele Biondo, ancien élu PD au lycée Labriola, agressé devant un pub en 2016. « Ils lui ont demandé s’il se considérait vraiment antifasciste, et il a répondu par l’affirmative », raconte Margherita. Résultat : des dents cassées.
« A CasaPound, la violence est décrite comme une résistance physique extrême contre une attaque physique extrême, explique le sociologue Emanuele Toscano, et elle est souvent justifiée par des motivations d’ordre politique, juridique et moral ». Il existe, chez les militants, une réelle fascination pour une esthétique de la violence et du corps guerrier. Le fait de se battre est vécu comme un dépucelage, un moyen, si ce n’est de monter en grade, au moins d’être reconnu au sein de l’organisation. La pratique de la Cinghiamattanza nourrit cette fascination : variante sanglante du pogo où l’on s’échange des coups de ceinture.
Le 23 mars prochain aura lieu un concert des ZeroZetaAlpha à Milan, pour célébrer l’anniversaire des 20 ans du groupe de musique autour duquel s’est fédéré le mouvement politique. Pas de doute que les militants répondront présent à l’appel de la cinghiamattanza. Pour la suite, l’avenir politique de CasaPound, toujours minoritaire dans les urnes, reste incertain. Prochaine échéance : les élections européennes, qui se dérouleront au mois de mai.
Pour l’instant, c’est plutôt sur le terrain des idées que CasaPound a du poids. Et ça, le Premier ministre italien d’extrême-droite Matteo Salvini semble l’avoir compris : lors de la finale de la Coupe d’Italie en mai 2018, il s’était affiché dans les gradins du stade de Rome en portant un bomber de la fameuse marque Pivert.