Depuis plus de trente ans, des femmes nigérianes sont forcées à se prostituer sur les routes en Italie, sous la coupe de puissants réseaux criminels et mafieux. À l’ère du populisme et de la montée du sentiment xénophobe, leur situation reflète plus que jamais les incertitudes d’un pays divisé.
Sur les bords de la via Tiberina, Jessica, Sofia et Diana font les cent pas. Toutes les nuits, elles attendent les clients près des axes routiers, à la sortie de Rome. Musique à plein volume dans les oreilles, elles pianotent sur leur téléphone portable pour faire passer le temps. Le long de la voie rapide, d’autres silhouettes apparaissent dans la lumière des phares. Quand une voiture ralentit à leur abord, elles la suivent d’un regard serti de faux cils et de paillettes.
Jessica, Sofia et Diana ne sont pas leurs vrais prénoms. Ils ont été donnés à ces femmes par des groupes organisés, criminels ou mafieux, qui les ont fait venir en Italie pour les contraindre à la prostitution. Majoritairement originaires de l’État d’Edo, l’un des plus pauvres du Nigeria, les trafiquants ont pris en charge leur périple vers la Libye, puis leur traversée de la Méditerranée. « Je pensais que je venais pour aider une vieille dame », explique Joy, 25 ans. À son arrivée en Italie en 2017, la jeune femme réalise très vite que la réalité est toute autre : comme des dizaines d’autres filles, elle a été envoyée dans le seul but de nourrir le marché du sexe, forcée de vendre son corps à des prix dérisoires. Les “prestations” des Nigérianes, entre dix et trente euros environ, sont les moins chères de toute l’Italie.
« Ces jeunes femmes sont acheminées en Italie comme des marchandises », résume Flavio Di Giacomo, porte-parole de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM). Remontant le fil de leur itinéraire sur une carte, il explique que les premiers réseaux de traite se sont structurés en Libye, dans les années 1990. L’instabilité politique, ensuite, leur a permis de décupler leur activité. « Après la chute de Mouammar Kadhafi, en 2012, le trafic d’êtres humains est devenu un véritable business », se souvient-il. 11 000 Nigérianes sont arrivées en Italie par la mer en 2016, contre seulement 1 500 deux ans auparavant. Parmi elles, 80% sont considérées comme de potentielles victimes d’exploitation sexuelle.
Le gouvernement italien estime que 10 000 à 30 000 femmes nigérianes ont été victimes de prostitution forcée sur son sol. À Rome, Turin et Palerme, les puissantes mafias nigérianes étendent leur emprise depuis des années. Ailleurs en Italie, d’autres groupes criminels organisés ont aussi pris la tête de réseaux de proxénétisme. Ils savent que les jeunes filles, parfois mineures, n’auront aucun mal à trouver des clients : d’après les estimations de l’association pontificale Giovanni XXIII, ils seraient près de neuf millions dans le pays. « Ce sont des hommes tous les âges, de toutes les classes sociales », estime la psychologue Federica Gaspari. « C’est un fait culturel important en Italie. »
L’ombre des populismes
Tous les lundis et vendredis, autour de 22 heures, une dizaine de volontaires de la congrégation Giovanni XXIII se donnent rendez-vous près de la gare de Rome-Tiburtina, à l’est de la capitale. Serrés à l’arrière d’un van, ils quittent l’effervescence du centre-ville pour la périphérie et ses grands axes silencieux. Par cette froide soirée de février, les jeunes bénévoles patrouillent au travers des vitres embuées, le long du boulevard Palmiro Togliatti, à la recherche d’une silhouette dans la lueur orange des lampadaires.
Enkolina Shqau frotte ses mains pour les réchauffer. « Depuis combien de temps est-ce qu’on te voit ici, Gloria* ? Dix mois, un an ? » La jeune volontaire a 23 ans, le même âge que la plupart des Nigérianes qui arpentent le trottoir, emmitouflées dans un anorak. Chaque semaine, depuis cinq ans, elle tente de les convaincre de changer de vie en engageant une procédure de protection. Enkolina échange de longues minutes avec une dizaine d’entre elles, sans succès. « Parfois, les filles ne se rendent même pas compte qu’elles sont exploitées », regrette Blessing Okoedion, ancienne victime devenue aujourd’hui militante contre la traite des femmes.
Avec l’arrivée de victimes d’exploitation sexuelle dès les années 1980 sur son sol, l’Italie a très tôt fait figure de pionnier en Europe. En 1998, le pays s’est doté d’un instrument de protection avancé : l’art. 18 du décret législatif n. 286, qui offre à ces femmes la possibilité d’intégrer un programme d’aide sociale, et d’obtenir un permis de séjour spécial. Dès 2002, un vaste réseau de centres d’accueil “SPRAR”, pour “Système de protection des demandeurs d’asile et des réfugiés”, a été mis sur pied par 750 municipalités. Considéré comme un modèle de réussite en Europe, le système italien se voit toutefois affaibli sous l’effet des coupes budgétaires et d’un durcissement sécuritaire, notamment depuis l’entrée au gouvernement de la Ligue en juin 2018.
Depuis son entrée en fonction, le ministre de l’intérieur et chef de file de ce parti d’extrême-droite, Matteo Salvini, n’a jamais caché sa volonté de réformer et durcir le système d’accueil. « Officiellement, il s’attaque surtout aux migrants économiques. La Ligue ne s’en prend pas aux Nigérianes, elle sait que cela donnerait une mauvaise image », ironise Daniela Moretti, responsable du service municipal de lutte contre la prostitution forcée de Rome. Mais le décret Sécurité et immigration, voté le 27 novembre et dénoncé par les associations humanitaires, risque fort d’en faire les victimes collatérales.
Derrière son petit bureau croulant sous les dossiers, à la Maison internationale des Femmes de Rome, Loretta Bondi sort un long fume-cigarette blanc. « Il était déjà difficile d’identifier les victimes dans les centres, et les choses vont encore se compliquer » soupire-t-elle en regardant par la fenêtre. Comme l’explique cette directrice de projet de l’association féministe BeFree, le décret Salvini met en péril l’une de ses missions les plus délicates : le repérage de potentielles victimes d’exploitation dans les centres. Car en fermant les plus petits d’entre eux pour concentrer les demandeurs d’asile dans des lieux beaucoup plus vastes, ces femmes risquent bien de leur glisser entre les doigts.
Augusto Caratelli, coordinateur adjoint de la Ligue pour le centre-ville de Rome, est un fervent défenseur de cette réorganisation migratoire : « l’Italie est dans une situation économique critique, et cela va nous permettre de faire des économies. » Mais dans les faits, les conditions d’accueil de ces centres extraordinaires inquiètent les associations, qui les décrivent comme des lieux sous-équipés, surpeuplés et infiltrés par le crime organisé, relégués en périphérie des grandes villes.
En attendant la réponse à leur demande d’asile — une démarche qui peut prendre jusqu’à deux ans — les victimes pouvaient aussi intégrer l’un des foyers du réseau SPRAR, ces foyers à taille humaine financés par l’État et gérés par des ONG. « Les demandeurs d’asile y sont traités avec humanité », défend Loretta Bondi, dont l’association administre l’un de ces lieux. Après des mois de violence, elle pouvait tenter d’y gagner la confiance des femmes, soustraites à l’emprise des proxénètes, pour les aider à entrevoir une sortie de la prostitution forcée. Avec ce nouveau décret, elles devront déjà avoir été reconnues victimes d’exploitation sexuelle et protégées par l’État pour y accéder.
Difficile d’anticiper ce qu’il va se passer avec ce nouveau populisme, imprévisible et avec peu de vision politique à long terme.
Daniela Moretti, responsable du service municipal de lutte contre la prostitution forcée de Rome.
Privées d’accès aux SPRAR, les victimes perdent aussi leur chance de s’intégrer dans le pays : « ces centre leur offraient des cours d’italien, des formations professionnelles, une aide psychologique » regrette Sara Cenamme, bénévole au foyer Casa Rut de Caserte à une trentaine de kilomètres de Naples. « Quoi qu’il en soit, les migrants n’ont aucune envie de s’intégrer en Italie », assène Augusto Carelli, représentant de la Ligue à Rome. Avant d’admettre, à demi-mot, que l’expérience SPRAR avait eu des retombées positives.
Le décret Salvini n’a pas seulement rebattu les cartes pour l’accueil des victimes. Le titre de séjour pour raisons humanitaires, délivré par les autorités italiennes et souvent accordé aux Nigérianes, a aussi été aboli et remplacé par des « visas spéciaux » plus restrictifs. Et si elles ne sont pas obligées de dénoncer leurs proxénètes pour l’obtenir — du moins en théorie — elles devront apporter la preuve concrète d’avoir été soumises à de l’exploitation sexuelle. Celles qui ne peuvent en attester, ou craignent les représailles, ne pourront plus en bénéficier. Pour ces femmes-là, le risque est de demeurer dans la clandestinité, dans l’ombre des réseaux de proxénétisme.
« Difficile d’anticiper ce qu’il va se passer avec ce nouveau populisme, imprévisible et avec peu de vision politique à long terme », soupire Daniela Moretti de la municipalité de Rome. Car en effet, la posture de la coalition gouvernementale n’est pas dénuée de contradictions. En dépit d’une rhétorique raciste et xénophobe assumée par une frange du gouvernement, le ministère de l’Égalité des chances n’a pas réduit les subventions allouées à la lutte contre la traite d’êtres humains — qui devraient même augmenter.
Discours toxiques
Un certain climat de racisme et de xénophobie, qui se distille en Italie depuis quelques années, affecte aussi profondément les victimes nigérianes. « La stigmatisation n’a pas débuté avec la loi Salvini, ni même avec son élection », constate amèrement la psychologue Federica Gaspari, engagée au sein de l’association Parsec. Les incompréhensions d’une frange de la population quant à la situation de ces femmes, trompées par de fausses promesses, les rendent d’autant plus vulnérables. « Beaucoup d’Italiens pensent qu’elles ont choisi de faire ça pour l’argent », s’indigne Blessing Okoedion en secouant la tête, installée dans la petite cuisine du foyer Casa Rut, à Caserte.
« Sur les routes italiennes, 36% des prostituées sont originaires d’Afrique, avec une majorité de Nigérianes », poursuit Federica Gaspari. « Mais contrairement aux Roumaines ou aux Albanaises, elles ont concentré l’attention des télévisions et des médias du pays depuis dix ans. » L’exposition de leur corps en mini-jupes, à la télévision et en pleines pages des journaux, a renforcé leur stigmatisation. « Les gens dans la rue ne me regardaient même pas comme un être humain », confie Joy, 25 ans, contrainte à la prostitution forcée pendant plus d’un an. Un rejet qui fait écho à l’expression d’un racisme de plus en plus décomplexé en Italie. « Les hommes nous regardent différemment parce que nous sommes noires », se remémore-t-elle, de la stupeur dans la voix. « Les femmes ont peur qu’on leur vole leurs hommes. »
La stigmatisation n’a pas débuté avec la loi Salvini, ni même avec son élection.
Federica Gaspari, psychologue sociale, association.Parsec.
Flavio Di Giacomo, porte-parole de l’Organisation Internationale pour les migrations à Rome, déplore la baisse de solidarité de la population envers les migrants. « En pleine crise économique, les discours toxiques sur l’immigration ont eu des conséquences dramatiques. » Dans ce climat de méfiance, les Nigérianes — dont près de 20% sont mineures — ont de plus en plus de mal à accorder leur confiance aux associations. Surtout quand elles leur proposent, comme la congrégation Giovanni XXIII, d’intégrer un foyer sécurisé dans une autre région : « Je ne veux pas partir loin d’ici, loin des filles, dans une ville que je connais pas », tranche Precious*, 20 ans, en détournant les yeux.
Maria Rosa Venturelli est soeur “missionnaire” depuis 43 ans. Après avoir passé plusieurs années de sa vie dans l’ancien Zaïre, devenu République démocratique du Congo, elle est aujourd’hui engagée contre la traite au sein de l’Union des Supérieures Majeures d’Italie (USMI). D’après elle, la présence des Nigérianes à la sortie des villes a nourri un sentiment d’insécurité chez les Italiens. « Aujourd’hui, ils veulent surtout que leurs routes soient nettoyées », regrette la Soeur, recoiffant son voile sur ses cheveux gris. « Il y a eu des manifestations citoyennes contre la prostitution de rue », abonde Loretta Bondi de l’association BeFree. « Nous avons essayé de faire de la médiation auprès des habitants. Mais depuis l’élection du Mouvement 5 Étoiles à la mairie de Rome, tout cela a pris fin. »
Ce projet de « nettoyage des rues » pourrait passer par la réouverture des maisons closes en Italie. « La prostitution est beaucoup trop visible à Rome », fustige Augusto Caratelli, représentant de la Ligue dans la capitale. Cette proposition, au coeur du débat public depuis des décennies, est en effet soutenue par Matteo Salvini et une partie de ses électeurs. Elle a toujours profondément divisé les Italiens, depuis la fermeture de ces maisons avec la loi Merlin de 1958. L’objectif de ce texte, à l’époque, était de “libérer” les prostituées de l’influence de leurs proxénètes, en punissant l’exploitation. Selon Giovanni XXIII, la mesure aurait toutefois poussé les deux tiers de ces femmes dans les rues et sur les routes d’Italie.
Les gens dans la rue ne me regardaient même pas comme un être humain.
Joy, 25 ans, ancienne victime de la prostitution forcée.
Comme les lois sécuritaires, la réouverture des maisons close ne vise pas directement les Nigérianes. Cependant, elle risque d’aggraver leur situation fragile. « Tant que les filles sont dans la rue, nous pouvons les aider. Que se passera t‑il si on les enferme dans une maison ? », s’inquiète Enkolina Shqau, le regard baissé sur sa tasse de thé, un portrait du Pape accroché au-dessus d’elle dans le petit appartement tenu par la congrégation.
A la fin de chaque maraude, les volontaires de Giovanni XXIII laissent leur numéro de téléphone aux jeunes femmes, en espérant qu’elles fassent appel à eux. Ils savent pourtant que chaque année, seule une dizaine d’entre elles iront au bout du parcours de “sortie” proposé par la congrégation. « Je vous appellerai la semaine prochaine », promet Hope*, 23 ans, évitant de croiser le regard des volontaires en demi-cercle autour d’elle. « C’est que ce que nous dit toutes les semaines », regrette Enkolina, les yeux baissés, en lui tapotant affectueusement le dos.
* Les prénoms ont été modifiés.
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Illustration de couverture par Pierre Garrigues.