L’Italie d’aujourd’hui parle plus le dialecte que la langue nationale. La prédominance de ces dialectes partout dans le pays mais aussi dans le best-seller mondial qu’est la saga L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante se fait le révélateur de la société italienne, entre parti pris politique et revendication identitaire.
« Je vous parle en italien mais je pense en napolitain. » Élégant dans son costume trois pièces, les yeux rieurs et le geste expressif, Ciro Iacovelli se tient derrière la caisse de sa petite librairie, Via dei Tribunali, dans le centre de Naples. Il cite l’auteur sicilien Leonardo Sciascia : « Parler en italien, c’est comme parler une langue étrangère. »
Dans la vitrine de la librairie, on trouve des livres en italien, en français et même en anglais, notamment L’amie prodigieuse (L’amica geniale en italien), d’Elena Ferrante. La mère de Ciro est née et a vécu dans le quartier du Rione Luzzatti, à l’ouest de Naples, où se déroule l’action du roman. « Naples est une ville qui écrit beaucoup sur elle-même, mais qui lit peu, peut-être parce que les gens parlent un dialecte qui n’a rien à voir avec l’italien. »
La saga littéraire s’est pourtant écoulée à plus de dix millions d’exemplaires à travers le monde et les livres ont été traduits en 42 langues. L’auteure, personnage mystère dont personne ne connaît la véritable identité, écrit dans un italien teinté de dialecte napolitain. Elle raconte l’amitié d’Elena et Lila, issues des quartiers pauvres de Naples dans les années 50 ; dans une Italie en ruines après la Seconde Guerre mondiale, mais où le travail ne manquait pas puisque tout était à reconstruire.
Ciro Iacovelli vend aussi des livres en dialecte napolitain mais il estime que « c’est une langue peu littéraire, elle est beaucoup plus représentée au théâtre et dans la musique. » Selon Ciro, dans le dialecte napolitain, il y a des nuances intraduisibles en italien. « C’est un autre mode d’expression, plus coloré, plus dur, plus visuel. » A l’image de Naples. « Va te ne via ! » (vas t’en !) devient soudain « vavaten’ ! », accompagné d’un geste de la main invitant à poursuivre son chemin. Le napolitain ne s’embarrasse pas de formules de politesses, c’est une langue sociale, la langue du quotidien. Elle se veut aussi efficace, contractée, lapidaire : au lieu de dire « che cosa vuoi da me ? » (qu’est-ce que tu me veux ?) en italien, le napolitain dira « che vuoi ? » , reproduisant ce geste célèbre de la main qu’on a tous un jour imité pour évoquer les Italiens.
Près de la Via Mezzocanone et de la Via dei Librai, dans les ruelles étroites qui semblent reliées les unes aux autres par le linge séchant aux fenêtres ; ça parle fort, ça crie, ça gesticule et ça s’exclame. Bien parler italien ne suffit pas pour comprendre le napolitain.
S’ils sont environ 960 500 à habiter la capitale du Mezzogiorno, le napolitain serait parlé par 5 à 6 millions de personnes dans le monde. Davide Brandi, poète et conteur milite au sein de l’association I Lazzari pour défendre le napolitain. Ses missions : l’enseignement gratuit du dialecte, l’organisation d’évènements culturels ou la redécouverte du patrimoine de la ville.
Pour ce quinquagénaire, le napolitain, est une langue reconnue mondialement : « Une étude faite par la société américaine Demographix montre qu’il y a quatre villes sur Terre qui comptent plus de Napolitains que Naples : San Paolo, Buenos Aires, Rio de Janeiro et Sydney. » Cette présence internationale est liée à la diaspora post-unité de l’Italie, en 1870, quand les industries du Mezzogiorno ont été transférées dans le Nord et que les italiens du Sud se sont retrouvés sans travail et contraints d’émigrer.
Le napolitain, c’est aussi une langue qui traverse toutes les générations. Sur les marches imposantes de l’université Federico II, Alessia et Tonia, la vingtaine, fument une cigarette, leurs manuels de cours éparpillés autour d’elles : dans quelques minutes elles plancheront sur leur examen de droit privé. Elles veulent devenir avocate pour la première, magistrate pour la deuxième. Elles viennent de familles aisées et pourtant, il n’y a pas un mot en dialecte napolitain qu’elles ignorent. « Mon père travaille à l’hôpital et j’y ai déjà vu des infirmiers qui parlaient italien et des médecins qui parlaient napolitain », déclare Alessia.
Pourtant, le napolitain n’est pas reconnu comme langue par l’Etat italien. Il n’existe pas d’Académie de napolitain, on ne l’apprend pas à l’école et aucun texte officiel n’est rédigé en dialecte. A la croisée du patois et de la langue officielle, le dialecte est une langue intermédiaire parlée dans un territoire en particulier. « Techniquement, le napolitain, c’est un dialecte. Mais pour nous, c’est une langue parce qu’elle est parlée par beaucoup de gens, dans le monde entier », souligne Davide Brandi. La défense du napolitain est même devenue une lutte identitaire : « Nous voulons dire que nous existons comme peuple, que nous avons une langue et une identité propre. »
Davide Brandi a décidé de fonder I Lazarri et d’enseigner le napolitain, après avoir remarqué que la pratique du dialecte avait changé. « Avant, le napolitain était parlé. Aujourd’hui, les jeunes communiquent entre eux sur les réseaux sociaux, mais ils ne savent pas écrire en dialecte. Il y a des règles de grammaire à respecter, sinon, d’ici dix ans, le napolitain sera une langue morte, comme le grec ou le latin. »
Après s’être exporté sous forme de best-seller mondial, le napolitain fait de nouveau le tour de la planète, grâce à la série adaptée de l’oeuvre d’Elena Ferrante. Diffusée à partir de novembre 2018 en Italie, elle a rassemblé 7 millions de téléspectateurs dès le premier soir, atteignant 30% de parts d’audience. « C’est une grande fierté de voir notre langue transmise à la télévision », sourit Davide Brandi. « Beaucoup d’artistes d’ici se disent napolitains et non italiens. C’était le cas de Sophia Loren, par exemple, qui a toujours continué à parler en dialecte et à revendiquer ses racines. »
Politique napolitain
Le dialecte, en Italie, c’est une question d’affect et une question politique. Nicola De Blasi, auteur de L’histoire linguistique de Naples (Storia linguistica di Napoli) est linguiste avant d’être napolitain, dans un pays où parler la langue locale peut-être considéré comme un parti pris identitaire.
« Tous les dialectes italiens dérivent du latin parlé. Dans chaque territoire, on parle les restes du latin qu’on parlait à cet endroit-là. En Italie, il y a des milliers de dialectes, un pour chaque commune. Pour simplifier, on parle d’aires linguistiques : l’aire napolitaine, l’aire sicilienne, etc.»
Entre eux, les dialectes ne se ressemblent pas : « Les dialectes sont différents de l’italien du point de vue phonétique, morphologique, syntaxique et lexical. Il y a des sons différents et les temps verbaux se forment sur un autre mode. »
Nicola De Blasi utilise une métaphore : « C’est comme dans une famille dont les enfants sont trois frères, on peut voir qu’ils ont un lien de parenté mais chacun a ses propres caractéristiques. C’est la même chose entre les dialectes et l’italien. »
Malgré cette diversité, les dialectes perdurent. Il y a quarante ans, on pensait qu’ils seraient définitivement morts aujourd’hui et finalement ils sont encore très utilisés.
Mais pourquoi une telle longévité ? La réalité des dialectes est, selon Nicola De Blasi, plus complexe qu’on ne le pense : « Certaines personnes pensent que parler le napolitain est une espèce de lutte identitaire mais il y a autant de dialectes qu’il existe de territoires. »
Parfois, c’est à chaque quartier d’une ville que le dialecte change. « La langue utilisée dans Gomorra est différente de la langue utilisée dans L’amie prodigieuse », souligne-t-il. Il n’existe pas un dialecte napolitain, mais plusieurs.
Aux dires des Napolitains eux-mêmes, le Sud ne s’est jamais vraiment remis de l’invasion qu’a été pour eux l’unification de l’Italie. Parler napolitain, c’est continuer de résister, continuer de s’affirmer comme peuple face au reste de l’Italie. Davide Brandi n’a pas voté, aux élections générales de 2018 et il n’est pas le seul : en Italie, l’abstention était de 28%. Dans le Mezzogiorno, c’est le Mouvement 5 étoiles qui a fait les plus gros scores, oscillant entre 40 et 50% des voix.
Le Rione Luzzatti, entre fierté et déception
Et cinquante ans après, le dialecte napolitain, à l’instar du Rione Luzzatti, le quartier d’Elena Ferrante, a bien changé. Aux murs gris aperçus dans la série, se sont substitués des façades colorées. La bibliothèque dans laquelle Elena et Lila, les héroïnes, empruntent des livres, est désormais dotée d’ordinateurs et des fresques en hommage à la saga s’étalent sur la façade. On y voit deux petites filles se tenant par la main. Ce sont Elena et Lila mais ce sont aussi toutes les petites filles du quartier qui se sont un jour réfugiées dans cette bibliothèque.
C’est l’écrivain Maurizio Pagano qui nous fait découvrir le quartier. Il est né et a grandi ici. Son père, 93 ans et déclarant ressentir « à peine les premiers signes de la vieillesse » y vit toujours. Dans le quartier, tout le monde connaît Maurizio Pagano, auteur du Guide des lieux de l’Amie prodigieuse (I luoghi dell’Amica geniale) , qui organise des tours pour les lecteurs les plus curieux. Avec beaucoup d’emphase, il nous désigne un parc, un immeuble, une boutique qui ont été reproduits presque à l’identique sur le plateau de tournage de la série. Les personnes qu’ils croisent lui demandent, dans un italien teinté de napolitain s’il y a encore beaucoup de fans qui viennent visiter. Ces tours ont apporté un nouveau souffle au quartier, une popularité inattendue.
Si l’écrivain est très enthousiaste quant à la saga littéraire, il pointe néanmoins quelques déceptions : la langue utilisée dans la saga est « plus dure, plus brutale, plus grossière » que le dialecte qu’il parle au quotidien. De façon générale, les habitants du Rione Luzzatti ne se sont pas sentis représentés dans L’Amie prodigieuse, selon Maurizio Pagano.
La question de la représentation, plus généralement, traverse aujourd’hui l’Italie de part en part. Représentation politique déficiente, ambivalente, à l’image d’un pays coupé en deux, avec d’un côté un Nord dynamique et de l’autre un Sud en déperdition. Si Elena Ferrante peine à représenter vraiment le Naples populaire des années 50, c’est qu’il n’existe pas un seul Naples, mais plusieurs, comme il existe plusieurs langues au sein d’une même ville, d’une même région, d’un même pays.
« En napolitain, on ne dit pas “sono povero” pour dire “je suis pauvre” on dit “non ho anche gli occhi per piangere”, ça veut dire “je n’ai même plus les yeux pour pleurer”». Le napolitain, c’est comme ça : légèrement dramatique peut-être, généreux en symboles et passionné, à l’image de l’amour et du ressentiment que les habitants du Rione Luzzatti ont pour Elena Ferrante et que la mystérieuse auteure a pour ce quartier.
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