La musique pop italienne est en plein essor. Ce phénomène étonne, alors même que les tubes américains accaparent les plateformes de streaming.
Gioventù bruciata de Mahmood, Il Ballo della Vita de Maneskin, Atlantico de Marco Mengoni, Diari Aperti d’Elisa… Les rayons chargés de CDs italiens de ce disquaire de la place Largo Argentina de Rome sont formels : en Italie, la musique nationale est numero uno. Sur l’étal qui expose les disques les plus populaires, la pochette rose de l’album Sanremo 2019 tape à l’oeil. « C’est ce qui se vend le mieux en ce moment », explique un vendeur. Sanremo, ce n’est pas seulement une petite ville côtière du nord de l’Italie. C’est aussi, et surtout, le festival mythique de la chanson italienne dont l’édition 2019 s’est achevée il y a quelques semaines. Chaque année depuis 1951, une vingtaine de chanteurs s’affrontent pendant une semaine, en direct à la télévision nationale, pour gagner la possibilité de représenter l’Italie à l’Eurovision. Le programme de la Rai 1, ancré dans la tradition italienne, bat chaque année des records d’audience : 10,6 millions de spectateurs et 56,5% de part de marché pour la finale de l’édition 2019.
« Les Italiens ont toujours beaucoup écouté de musique italienne », analyse Nur Al Habash, collaboratrice à l’Italian music export, un bureau consacré à la promotion de la musique transalpine dans le monde. « Mais c’est vrai que ces dernières années le phénomène s’est intensifié. » Depuis environ cinq ans, une nouvelle génération d’artistes italiens est venue bousculer le paysage musical du pays. Fini les ballades romantiques d’Umberto Tozzi et les envolées lyriques d’Andrea Bocelli ; place maintenant au rap de Fedez, au rock de Calcutta, à la trap de Sfera Ebbasta, ou encore à la pop de Thegiornalisti, les nouveaux ténors de la musique italienne. « Les goûts musicaux des Italiens ont été chamboulés vers l’année 2015 », affirme Stefano Bottura, rédacteur en chef du webzine Rockit, consacré à la musique de la Botte. « Avant, tout le monde écoutait beaucoup de musique étrangère en Italie. Aujourd’hui, tout le monde n’écoute plus que de la musique italienne. » Les tubes internationaux semblent en effet avoir déserté les comptes Spotify des jeunes Italiens. Et les charts ne trompent pas : sur 1040 chansons qui ont atteint le Top 20 des titres les plus vendus et les plus streamés chaque semaine en Italie en 2018, les trois quarts — 798 exactement — étaient chantés en italien, contre 242 dans une autre langue.
Pour le sociologue Franco Ferrarotti, spécialiste des questions d’identité en Italie, ce retour à la musique italienne peut s’expliquer à la lumière de la montée du nationalisme dans le pays. « Il y a en ce moment en Italie un mouvement vers un renforcement de l’identité nationale », assure l’universitaire. Le 4 mars 2018, le parti d’extrême-droite de la Ligue du Nord, dirigé par Matteo Salvini, récolte 17,6% des voix lors des élections législatives. Après des semaines de négociations, une coalition est formée le 1er juin entre la Ligue, à la ligne identitaire, et le Mouvement cinq étoiles (M5S). Les dirigeants des deux partis sont nommés vice-présidents du Conseil des ministres. La question de l’identité italienne, désormais au coeur des problématiques sociétales dans le pays, se glisse selon Franco Ferrarotti jusque dans la musique. « Ce mouvement provoque un retour culturel et musical vers la langue nationale, voire locale. Les chansons en anglais sont vues comme très étrangères par les Italiens », ajoute le doyen de la sociologie en Italie. « Quand on sent que notre propre identité est mise à l’épreuve, de quelconque manière, on a tendance à revenir à nos racines. » Ce phénomène ne signifie pas pour autant que quiconque chante ou écoute une chanson en italien est porteur d’un message politique. Mais il est, du moins, représentatif d’une société en plein questionnement identitaire.
LIRE AUSSI : Mahmood, le candidat italien à l’Eurovision qui crispe les identitaires
Une ouverture à la musique étrangère
Pour la critique musicale Giulia Papello, s’il est clair que les Italiens ont une préférence pour la musique du pays, cela ne signifie pas pour autant qu’elle est imperméable aux influences internationales. « Je crois qu’en ce moment il y a un phénomène d’ouverture à la musique étrangère », juge la journaliste. « Les artistes s’inspirent beaucoup de la musique internationale pour la transformer et la remettre au goût italien. » C’est par exemple le cas de la trap, un style musical qui mélange rap et musique électronique venu tout droit des Etats-Unis. Si les Italiens n’ont pas d’appétence particulière pour la trap américaine, le genre s’est considérablement développé chez les nouveaux artistes nationaux. Sfera Ebbasta, rappeur milanais de 26 ans, est considéré comme l’un des pionniers de ce genre musical hybride dans son pays. Depuis qu’il a posté ses premiers titres sur Youtube en 2011, le rappeur reprend tous les codes du hip-hop américain pour les arranger à l’italienne.
Son dernier album Rockstar, sorti en janvier 2018, a battu des records dans la péninsule : dès la première semaine, il s’est hissé à la première place des albums les plus vendus en Italie. Le « trap king » a également monopolisé le classement des singles les plus téléchargés dans le pays avec onze titres – soit l’intégralité des chansons de son album – dans les douze premières positions.
Pour le musicien et producteur italien Leo Pari, cette appropriation de genres musicaux étrangers par les artistes transalpins est très fréquente dans le pays. « Il y a un phénomène de récupération des autres styles musicaux, mais toujours avec une personnalisation à la mode italienne », explique le chanteur pop. « C’est important pour les Italiens de connaître les paroles, de pouvoir chanter. On préfère écouter des artistes italiens parce qu’on se sent plus proches d’eux. »
« La musique italienne est très centrée sur elle-même »
La particularité de la musique italienne actuelle, c’est qu’elle est fortement marquée par des références à l’Italie. « Il y a beaucoup de repères culturels dans nos chansons qui ne peuvent être compris que par les habitants du pays », raconte la critique musicale Giulia Papello. C’est par exemple le cas des chansons de Calcutta, l’un des artistes les plus populaires dans la Botte aujourd’hui. Son dernier album Evergreen, sorti le 25 mai 2018, a été couronné d’un disque d’or, avec plus de 25 000 exemplaires vendus en 2018. Le 6 août dernier, le chanteur pop-rock a joué à guichets fermés dans les Arènes de Vérone, un lieu sacré pour la musique en Italie qui peut accueillir jusqu’à 13 000 spectateurs. Né à Latina, près de Rome, mais établi à Bologne depuis quelques années, Calcutta fait souvent référence à son pays dans ses chansons. « Il parle beaucoup de villes italiennes, et d’endroits très précis dans ces villes », explique son ami français Dan Bensadoun, chanteur du groupe The Jacqueries qui s’est construit une petite réputation dans la péninsule en chantant en italien. « Il y a quelque chose de très lié au quotidien des Italiens dans ce qu’il raconte. Du coup, les gens se sont identifiés à sa musique parce que cela leur paraissait plus près de leur vie que chez des artistes internationaux. »
Et ce besoin d’identification est d’autant plus fort au sein même du territoire. « La musique italienne est très centrée sur elle-même, et elle l’est encore plus à l’intérieur des régions », affirme Giulia Papello. La critique musicale prend l’exemple de Naples, où la musique néomélodique — neomelodici en italien — cartonne. Depuis les années 1990, ces chanteurs de variété racontent le quotidien de la mafia napolitaine dans des clips qui suscitent la moquerie dans le reste du pays, mais font résonner les télévisions et les radios locales.
« Les artistes issus de ce mouvement ont beaucoup de succès dans la région de Naples, mais ne s’exportent même pas jusqu’à Rome ou Milan. Il y a une identité musicale très forte par région », poursuit la journaliste. La musique italienne, c’est du sur-mesure, comme un costume Armani à la fashion week de Milan. Problème : cette forte identité musicale empêche bien souvent le marché italien de s’exporter au-delà des frontières. Le dernier artiste italien à avoir été couronné de succès en France ? Le chanteur de 63 ans Zucchero, disque d’or dans l’hexagone en 2001 avec son album Shake dont est issu le single Baila Morena, classé numéro un à sa sortie en France et en Italie.
Mutation sociétale, mutation musicale
Le besoin des Italiens d’exprimer leur appartenance à leur pays par la musique s’est intensifié ces dernières années avec la transformation de la société italienne. « On assiste en ce moment à la première génération d’Italiens nés, en Italie, de parents immigrés », explique la journaliste et critique musicale Barbara Tomasino. Et parmi eux a émergé une nouvelle vague d’artistes qui ont trouvé dans la musique un moyen d’affirmer leur identité italienne. C’est le cas par exemple de Mahmood qui, comme d’autres chanteurs issus de cette nouvelle vague, a révolutionné la manière de faire de la musique dans le pays. Vainqueur de la dernière édition de Sanremo, il représentera l’Italie à l’Eurovision 2019 avec sa chanson Soldi, dans laquelle il raconte l’absence de son père d’origine égyptienne. Si sa consécration a déclenché une polémique auprès d’une partie du public — dont Matteo Salvini, qui a exprimé sur Twitter sa préférence pour son concurrent Ultimo — c’est parce que Mahmood est le symbole d’un multiculturalisme grandissant en Italie. « Certaines personnes ne sont pas contentes de sa victoire parce qu’il a un nom arabe, et qu’il chante une phrase en arabe sur une mélodie à consonance arabe », dénonce la journaliste de la Rai.
Ghali, rappeur de vingt-cinq ans, fait lui aussi partie de cette nouvelle génération d’artistes italiens. Nés de parents tunisiens à Milan, il n’hésite pas à envoyer valser les codes de la vieille Italie en rappant, par exemple, à propos de pizzas au kebab. Sa chanson Ninna Nanna, dans laquelle il parle de ses parents et de ses doubles racines, a établi un record en Italie en 2017 : elle a atteint 200 000 écoutes sur Spotify en vingt-quatre heures.
« Avant eux, il n’y avait que des artistes italiens », poursuit Barbara Tomasino, sous-entendant qu’auparavant tous les chanteurs du pays étaient nés de parents eux-même italiens. « Des artistes comme Ghali et Mahmood parlent beaucoup aux jeunes qui vivent la même chose qu’eux. En écoutant leur musique, ils se disent ”tu me parles plus que Puff Daddy” par exemple. » Et ce mélange des cultures n’est pas pour déplaire aux jeunes Italiens, lassés de la musique traditionnelle qu’ils ont l’habitude d’entendre dans le pays. « J’aime les chansons de Mahmood parce qu’elles ne ressemblent pas à la musique typique italienne », assure Sarah, 22 ans, alors qu’elle fait la queue devant un disquaire de Rome pour rencontrer le chanteur lors d’une séance de dédicaces. Pour cette étudiante qui écoute beaucoup d’artistes italiens, Mahmood a su introduire de nouvelles sonorités dans la Botte. « Il est moderne et aborde de vrais problèmes dans sa musique, comme son père, ou ses origines. » Des questionnements qu’on retrouve dans son nouvel album Gioventù bruciata - « jeunesse brûlée » en français — sorti le 22 février dernier. En tours jours seulement, il s’est écoulé à plus de 50 000 exemplaires, et est devenu disque de platine.
LIRE AUSSI :