Le centre social Casale Podere Rosa doit désormais payer un loyer à la municipalité pour occuper leurs locaux.

Longtemps tolérés, maintenant menacés : l’histoire des centres sociaux à Rome

Depuis plus de trente ans, des squats auto­gérés, appelés « cen­tres soci­aux » se dévelop­pent partout en Ital­ie. Jusque là tolérés par la munic­i­pal­ité de Rome, ils risquent désor­mais d’être expul­sés des bâti­ments qu’ils occu­paient illé­gale­ment dans la cap­i­tale italienne. 

Les rues de San Loren­zo sont si peu éclairées la nuit, qu’il faut s’approcher très près des pan­neaux pour lire les noms de rues. Dans ce quarti­er pop­u­laire du cen­tre de Rome, pas un mur n’est épargné par les tags. Une mul­ti­tudes de câbles ser­pen­tent sur les façades des bâti­ments, en par­tant des fenêtres jusqu’aux antennes de télévi­sions qui s’entrecroisent sur les toits. Sur un bâti­ment cos­su des années 20, un pan­neau rus­tique indique « Nue­vo Cin­e­ma Palazzo ». 

L’intérieur de l’immeuble ressem­ble davan­tage à un squat qu’à un ciné­ma : au rez-de-chaussée un vaste espace vide fait face à un bar rem­pli de fûts de bières. Plus loin quelques chais­es sont alignées devant une estrade. Toute la salle aux lumières tamisées est recou­verte d’autocollants prô­nant l’antifascisme, l’aide aux réfugiés ou encore la légal­i­sa­tion du cannabis. Dans une pièce voi­sine, les mem­bres du squat se réu­nis­sent pour leur réu­nion heb­do­madaire. En pous­sant le long rideau qui ferme la pièce, on décou­vre une immense salle, amé­nagée en ciné­ma et théâtre, avec un pla­fond per­ché à vingt mètres de haut. A l’étage du dessus reten­tis­sent des rires et de la musique. C’est le stu­dio radio de Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo. Cette radio asso­cia­tive revendique 16 000 audi­teurs réguliers « mais je n’y crois pas ! » glisse un de ses organisateurs. 

Le cen­tre social Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo occupe une ciné­ma des années 20 à l’a­ban­don.
/ © Clé­ment Pravaz 

Il y a près de cent ans, l’endroit était un ciné­ma. Dans les années 1980 il s’est trans­for­mé en salle de bil­lard, puis a été à l’abandon à par­tir du début des années 2000. Mais quand en 2010, un investis­seur cher­chait à y installer un casi­no, les habi­tants du quarti­er se sont indignés et on décidé d’occuper les lieux. Un tel étab­lisse­ment dans ce quarti­er pau­vre aurait, selon eux, accru les prob­lèmes de pau­vreté et de vio­lence, tout en étant un lieu de blanchi­ment d’ar­gent. Depuis, la cinquan­taine de mem­bres du col­lec­tif « Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo » se relaie jour et nuit « afin que la police n’en prof­ite pas pour inve­stir les lieux » pré­cise Patrick, un des doyens du collectif.

Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo pos­sède un stu­dio radio.
/ © Clé­ment Pravaz 


« Ces cen­tres sont avant tout des espaces de lib­erté, où cha­cun peut créer ses pro­pres alter­na­tives, où tout ses mem­bres sont égaux » 

Valéria Pecorel­li, sociologue

Le lieu est devenu ce qu’on appelle en Ital­ie un « cen­tre social ». Ici, aucune présence de la CAF ou de quel­con­ques ser­vices soci­aux. Les cen­tres soci­aux sont des squats auto­gérés dans lesquels ses mem­bres pro­posent aux habi­tants du quarti­er des activ­ités cul­turelles, artis­tiques, poli­tiques… Selon la soci­o­logue ital­i­enne Vale­ria Pecorel­li ‑elle- même passée par des cen­tres soci­aux- « ces cen­tres sont avant tout des espaces de lib­erté, où cha­cun peut créer ses pro­pres alter­na­tives, où tout ses mem­bres sont égaux ».

Les cen­tres soci­aux sont apparus à la fin des années 1970, en réac­tion à la recrude­s­cence du fas­cisme. Au départ, ces squats étaient des lieux à forte con­no­ta­tion poli­tique, où des sym­pa­thisants d’extrême gauche se réu­nis­saient pour com­bat­tre le cap­i­tal­isme. Mais aujourd’hui, comme le souligne Vale­ria Pecorel­li, ces cen­tres ne revê­tent plus autant cet aspect poli­tique, « ce sont prin­ci­pale­ment des endroits où on peut pro­duire sa musique, ses livres, organ­is­er des con­férences, trou­ver de l’aide pour les plus dému­nis ». Ils sont aus­si por­teurs d’une forte cul­ture under­ground. « Par exem­ple le hip-hop et le rap ital­ien sont nés dans un cen­tre social milanais dans les années 80 » indique la sociologue.

Patrick devant le bar de Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo.
/ © Clé­ment Pravaz 

« On ne fait pas qu’offrir de l’alcool, on offre aussi de la culture ! »

Patrick, le sex­agé­naire à la barbe et cheveux blancs préfère l’expression « espaces soci­aux » à « cen­tres soci­aux », ce deux­ième ayant une con­no­ta­tion trop autori­taire. « Ici on par­le poli­tique, mais pas assez ! ». Il énumère les dif­férentes actions du cen­tre : « Avec une asso­ci­a­tion de par­ents on organ­ise des pro­jec­tions de ciné­ma pour les enfants. Pas pour les abru­tir, mais pour les instru­ire ! Ça leur apprend aus­si dès le plus jeune âge à faire la queue, don­ner son tick­et … ». « On organ­ise des soirées, mais on ne fait pas que offrir de l’alcool, on offre aus­si de la cul­ture ! » argue le senior qui porte fière­ment l’écharpe de l’équipe de foot­ball de San Lau­ren­zo. Régulière­ment des artistes se pro­duisent sur la grande scène du Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo. « Il nous arrive d’avoir des célébrités qui vien­nent, mais le prix de l’entrée reste tou­jours le même : cinq euros. C’est un prix que les habi­tants du quarti­er et même les étu­di­ants peu­vent s’offrir ».

Le squat voit pass­er cer­taines célébrités, mais il en voit aus­si s’y révéler. C’est le cas d’un fameux Mar­cel­lo Fonte. Au départ, il est en quelque sorte l’électricien et régis­seur du squat, « pen­dant les spec­ta­cles, c’est lui qui gérait le son et la lumière ». Régulière­ment, la troupe de théâtre de la prison vient s’entraîner chez Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo. Quelques temps avant une représen­ta­tion, un des acteurs meurt d’une crise car­diaque. Mar­cel­lo, der­rière sa régie, est sol­lic­ité pour le rem­plac­er. Grâce à cette représen­ta­tion il est repéré par le réal­isa­teur Mat­teo Gar­rone qui lui pro­posera le rôle prin­ci­pal dans son film Dog­man. Ce rôle lui per­me­t­tra de décrocher le Prix d’interprétation mas­cu­line au Fes­ti­val de Cannes 2018.

Pen­dant qu’il fait vis­iter le cen­tre social, Patrick ouvre un rideau en face d’un entremêle­ment de câbles élec­triques et matériel de lumière :  « C’est là que Mar­cel­lo dor­mait. Il vient régulière­ment nous voir et ça n’a pas changé, il dort tou­jours là ».

Le rideau der­rière lequel Mar­cel­lo Fonte dort régulière­ment.
/ © Clé­ment Pravaz 

Des centres bénéfiques aux quartiers mais menacés de disparition

Mais si les cen­tres n’ont jamais vrai­ment eu de dif­fi­cultés à exis­ter, les temps sont plus durs depuis cinq ans. Ste­fano Fassi­na, con­seiller munic­i­pal du qua­trième arrondisse­ment de Rome et ex-député, affirme que « en 2015, à la fin de son man­dat, l’ancien maire de Rome, Ignazio Mari­no, a décidé que tous les bâti­ments de la ville devraient être val­orisés afin de réduire la dette de la ville (14 mil­liards d’euros) ». C’est ain­si que beau­coup de cen­tres soci­aux comme celui de Case­le Podere Rosa, qui occupe depuis 26 ans une ferme appar­tenant à la ville, a du subite­ment pay­er un loy­er à la ville, sous peine de devoir quit­ter les lieux. 

Si les squats étaient jusque-là tolérés, c’est selon la soci­o­logue Vic­to­ria Pecorel­li, car « ils appor­tent aux habi­tants des ser­vices qu’ils n’auraient pas sans ces squats ».

C’est le cas de Casale Podere Rosa, qui a mis en place un marché heb­do­madaire de pro­duits bio avec des pro­duc­teurs de la région. Ou encore de grandes salles à dis­po­si­tion des étu­di­ants qui souhait­ent révis­er, les horaires des bib­lio­thèques étant très restreintes dans la ville.

Casale Podere Rosa met des salles d’é­tudes à dis­po­si­tion des étu­di­ants.
/ © Clé­ment Pravaz 

De son côté, Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo, le cen­tre social de San Lau­ren­zo, entend redy­namiser le quarti­er miné par des prob­lèmes de chô­mage, drogue, crim­i­nal­ité en met­tant régulière­ment en place des activ­ités cul­turelles et sociales à petit prix, ou gra­tu­ites. Leur col­lec­tif va jusqu’à porter haut et fort les reven­di­ca­tions des habi­tants. Par exem­ple en ayant organ­isé tout une mise en scène autour de la déc­la­ra­tion de la « République indépen­dante de San Lau­ren­zo ». « C’est un peu comme la Cat­a­logne en Espagne, mais là juste pour le quarti­er ». Der­rière cette action ironique, Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo cherche a dénon­cer l’abandon dont est vic­time le territoire.

Même les habi­tants qui ne fréquentent pas le cen­tre social recon­nais­sent son util­ité. Francesca, tient une bou­tique de pro­duits à base de cannabis : « Il apporte un peu de vie dans ce quarti­er qui a beau­coup de prob­lèmes ». Lean­dro, vendeur de cannabis en face de Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo n’est jamais allé dans le cen­tre social mais admet que « ils font tout ce que les ser­vices publics ne font pas : ils appor­tent de la cul­ture et de l’art dans le quarti­er ».

De son côté, la maire de l’arrondissement, Francesca Del Bel­lo, admet que « certes, il y a un manque de ser­vices dans ce quarti­er. Mais il n’y a pas rien ! Par exem­ple la mai­son pour per­son­nes âgées, la bib­lio­thèque à des­ti­na­tion des enfants, les activ­ités en plein air l’été pour les enfants du quarti­er ... »

« Il faut leur donner une sorte de reconnaissance »

Ste­fano Fassi­na, souligne qu’auparavant « il y avait une sorte de sit­u­a­tion grise. Un accord implicite entre les squat­teurs et la munic­i­pal­ité sous la forme de ‘Je ne vous ennui pas mais ne me deman­dez rien’ ». 

La soci­o­logue Vic­to­ria Pecorel­li explique qu’en Ital­ie, les règles autour du squat de bâti­ments sont très dif­férentes de celles qui exis­tent en France ou en Angleterre. Dans ces pays là, c’est une infrac­tion pou­vant être pénale­ment sanc­tion­née. En Ital­ie « il y a un flou autour de tout cela ».


« On ne peut pas con­tin­uer à avoir cet accord implicite, cette sorte de clientélisme » 

Ste­fano Fassina
Ste­fano Fassi­na dénonce la sit­u­a­tion ambiguë des cen­tres soci­aux.
/ © Clé­ment Pravaz 

Selon lui, la sit­u­a­tion des cen­tres soci­aux mérite clar­i­fi­ca­tion : « On ne peut pas con­tin­uer à avoir cet accord implicite, cette sorte de clien­télisme sur le mode du “Je vous donne un endroit, vous votez pour moi”. Il faut des règles trans­par­entes. Si les cen­tres soci­aux appor­tent quelque chose d’utile, il faut leur don­ner une forme de recon­nais­sance, voire les aider finan­cière­ment ».

Francesca Del Bel­lo sou­tient la présence de Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo bien qu’elle n’ait que peu d’in­flu­ence dessus. / © Clé­ment Pravaz 

Francesca Del Bel­lo, maire du deux­ième arrondisse­ment de Rome, dans lequel se situe Nue­vo Cin­e­ma Palaz­zo, recon­naît cette sit­u­a­tion ambiguë « On sou­tient leur présence dans le quarti­er car du fait de leur car­ac­tère auto­géré, ils appor­tent des ser­vices que l’administration ne peut pas offrir.» En réal­ité, les maires d’arrondissement n’ont que peu de marge de manœu­vre. C’est la mairie cen­trale qui décide, en l’occurrence Vir­ginia Rag­gi, maire issue du mou­ve­ment Cinq étoiles (M5S). Francesca Del Bel­lo pointe du doigt que M5S n’est pas opposé aux cen­tres soci­aux mais qu’ils n’hésitent cepen­dant pas à faire pay­er des loy­ers à ceux qui squat­tent des bâti­ments de la ville.

Les cen­tres soci­aux sont d’autant plus men­acés au niveau nation­al, par le gou­verne­ment en place. Le par­ti d’extrême droite « La Ligue », du min­istre de l’Intérieur Mat­teo Salvi­ni, est très opposé à l’arrivée de migrants en Ital­ie. Or, les cen­tres soci­aux sont majori­taire­ment pro-migrants, ce qui fait que le par­ti ne les sou­tient pas « par principe ». Même si la droite recon­naît que les ser­vices de prox­im­ité qu’ils pro­posent sont utiles pour la com­mu­nauté. « Il faut une règle claire qui inter­dit les squat » estime August Caratell, vice-coor­di­na­teur des mil­i­tants de La Ligue au sein du Ier arrondisse­ment de Rome. « La sit­u­a­tion est cri­tique, il y a beau­coup de per­son­nes dans ces squats, on ne peut pas véri­fi­er leur iden­tité. Cer­tains occu­pent illé­gale­ment des bâti­ments depuis 15 ans, c’est énorme ! » En somme, lorsqu’il est ques­tion de cen­tres soci­aux, l’ambiguïté est permanente.

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Giorni est le site de la 73ème pro­mo­tion du CFJ en voy­age à Rome.

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