Bus, tramway, métro, la capitale italienne dispose d’un réseau de transports anciens et parfois obsolètes. Et si Rome ne s’est pas faite en un jour, la révolution des transports publics se fait, elle, toujours attendre.
« Documento ! Documento ! » Un homme chauve réclame une place assise à son interlocuteur ahuri. Les regards des passagers se tournent vers les deux protagonistes. Le plus vieux tend, à celui qui venait de lui donner un ordre, sa carte de police. La tension et le ton montent alors que le bus se remplit comme un stade de foot un soir de derby romain. Les passagers s’entassent dans l’autocar usé et cahotant, alors que continue la confrontation. L’atmosphère est électrique. Bienvenue dans les transports publics romains.
À chaque station, c’est le même cirque. Les gens montent sans laisser une seconde aux usagers du bus pour descendre. Il faut dire que le passage d’un bus est aussi fréquent qu’une rue sans ruines dans la ville éternelle. Trente, quarante, cinquante minutes d’attente quand le service est censé être assuré toutes les cinq à dix minutes, tel est le quotidien des habitants de la capitale. Et prendre le bus peut être une épreuve presque aussi dangereuse que la fosse aux lions d’une arène antique. Trop vieux — 13 ans d’âge en moyenne — et mal entretenus, près de quarante ont pris feu en plein jour ces deux dernières années.
« Ces contestations font perdre du temps »
Les tramways, eux sont souvent en panne, leur longévité s’étend à 30 ans. Le métro ne possède pour sa part que deux lignes et demi, le projet de ligne C n’en finit plus depuis 12 ans… Autant de raisons qui incitent les Romains à privilégier la voiture. En 2016, on comptabilisait 7 voitures pour 10 habitants, contre 4 voitures pour 10 habitants à Paris. Rome est une des capitales européennes les plus denses en terme de trafic.
Cette situation délétère, Enrico Stefano ne la nie pas. Le jeune conseiller municipal aux transports de la maire a une montre à chaque poignet. Il est issu du Mouvement cinq étoiles (M5S), Virginia Raggi. Ambitieux et gros bosseur d’après ses adversaires, Stefano a écrit pour elle le volet transports de son programme. « Ces deux premières années [Virginia Raggi a été élue en juin 2016] nous avons lancé beaucoup de projets, explique-t-il en désignant du doigt les plans de deux pistes cyclables placardés aux murs. À chaque fois, c’est un combat avec les résidents, et les commerçants qui protestent contre le moindre changement. »
Plus tôt, le gérant d’un magasin de vélos nous confiait que des ouvriers construisant les nouvelles pistes cyclables étaient directement menacés par les habitants du quartier : les travaux les empêchent de se garer en double-file. « Ces contestations nous font perdre du temps, tout pourrait être beaucoup plus rapide, affirme l’élu. Mais j’insiste. Nous croyons fermement en ces projets, donc je m’évertue à dialoguer avec la population pour convaincre les gens ». En 2008, la municipalité précédente avait tenté de lancer un réseau de vélos en libre-service — Roma’n bike — qui a depuis été abandonné, alors que la ville ne dispose que d’une centaine de kilomètres de piste cyclable.
Le clientélisme, sport municipal
Cette motivation affichée ne se vérifie pas toujours dans les faits. À la suite du scandale des bus qui prenaient feu, Virginia Raggi avait promis l’achat de 600 nouveaux véhicules. Enrico Stefano, lui, nous confirme la mise en service de 100 nouveaux bus d’ici avril, puis 250 l’été prochain. Un nombre très faible pour renouveler un parc vaste de 2500 véhicules. Car la réalité, c’est la situation de faillite dans laquelle est plongée la société publique des transports, ATAC. La compagnie gère tout le réseau de transports de la capitale italienne. Avec une dette estimée à 1,4 milliard d’euros, creusée depuis vingt ans par une gestion des services très critiquée, la société n’est pas capable d’investir massivement pour améliorer les infrastructures usagées, voire parfois inexistantes.
Une fois au pouvoir, la municipalité Raggi a cherché à résoudre ce problème. C’était d’ailleurs l’une de ses principales promesses de campagne, avec un leitmotiv affiché sur tous les bus : « coRAGGIo. Il est temps de changer Rome. » « On a passé un accord avec les créanciers en 2017 pour réduire la dette, en étalant les paiements dans le temps, détaille Enrico Stefano. Et cela se passe bien. Depuis, nous essayons de mieux contrôler les fraudeurs et de réorganiser la compagnie. » Et d’ajouter face à nos haussements de sourcils : « Nous sommes loin d’un service excellent, mais bien sur la bonne voie. »
Andrea Giuricin ne partage pas cet avis. Selon le professeur à l’université de Milan et spécialiste des transports, tous les indicateurs économiques montrent que le service fourni par ATAC est en débâcle, toujours plus cher, et de moins en moins efficace, y compris depuis l’élection de Virginia Raggi. « Tout le problème réside dans les coûts opérationnels de la compagnie lié principalement à son nombre de salariés. » Première pique : « ATAC dispose de 2500 employés de plus que l’entreprise des transports publics de Milan, alors que Milan dispose d’un réseau de transports plus grand et fonctionnant mieux. » Un argument que ne conteste pas Stefano, sans l’approuver non plus. « Nous ré-organisons les services et plaçons les gens de bureaux qui ne faisaient rien sur le terrain, pour contrôler les fraudeurs, ou aiguiller les passagers », justifie-t-il. Dans un français plus que correct, le professeur Giuricin assène le coup de grâce : « La mairie n’est capable de rien concernant ATAC, car cette entreprise constitue un réservoir de 12 000 voix, voire plus en comptant les familles des employés. Le principal problème est le clientélisme. »
S’il y a bien un point sur lequel les deux hommes s’accordent, c’est la mauvaise gestion de la société et de la ville — un argument prépondérant dans l’élection de l’ancienne avocate — par les prédécesseurs de Raggi. Stefano n’hésite pas à charger la municipalité précédente quant aux affres du clientélisme, et Giuricin reconnaît que tout n’est pas imputable à Raggi : « L’opposition politique ne se saisit pas trop de ce problème. Il y a une sorte d’omerta sur ATAC. Seuls les Radicali ont mis en avant le référendum et en ont fait la promotion. »
Le petit parti a tenté d’attirer l’intérêt des citoyens romains sur cette question par un référendum consultatif. Un échec puisque seulement 16% d’électeurs se sont déplacés en novembre 2018 pour se prononcer sur la libéralisation du réseau de transports. Le référendum avait été accepté par la municipalité, après qu’un comité de citoyens, associé au parti Radicali Roma, a réussi à obtenir les 30 000 signatures nécessaires. Giuricin, qui a conseillé Radicali sur ce référendum auquel Virginia Raggi était farouchement opposée — la mairie a communiqué les modalités du référendum seulement 48 heures avant le vote — en sourit : « Si vous regardez bien, le nombre de participation au référendum est à peu près égal au nombre de personnes qui prennent les transports publics à Rome. Notre objectif n’était pas de remplacer ATAC par une entreprise privée, mais que les citoyens se saisissent de cette problématique. »
« On est coincés en 1955 »
Pour Eugenio Stanziale, secrétaire général de la Filt-Cgil, la branche transports du premier syndicat d’Italie, la Cgil, fort de cinq millions d’adhérents, voter « Non » au référendum était une évidence. « Pour éviter un risque de privatisation du service public. » Ouvrages de Chomsky et Marx trônant sur son bureau, le vieil homme adopte un rictus moqueur quand on évoque la comparaison entre transports publics romains et milanais. Un argument qu’il s’empresse de balayer d’un revers de main. « Rome dispose d’une population d’environ trois millions d’habitants, contre un million pour Milan, et leur éclatement géographique n’a rien à voir. C’est incomparable. » Le clientélisme ? « Un argument que les politiques agitent pour détourner les yeux des gens des vrais problèmes. » Les vrais problèmes ? « La vision à court terme de la mairie concernant les transports. Je milite pour un nouveau grand projet incluant les banlieues, la région. » Derrière lui, affichées aux murs, des photos de meeting, de famille. En frappant le flanc de sa main droite dans sa paume gauche, il insiste « sur la nécessité d’une séparation entre la propriété d’ATAC, et son administration ». En clair, moins de mainmise de la mairie sur l’entreprise.
Les grands projets comme ceux d’Eugenio, Virginia Raggi y était opposée jusqu’à récemment. D’après Federico Scaroni, membre d’un collectif d’usagers de la ligne C, M5S et Raggi ont toujours critiqué la politique de grands travaux quand ils étaient dans l’opposition : trop coûteux, pas assez efficaces. « Une fois au pouvoir, durant ses deux premières années de mandat, elle a continué plus ou moins la même politique qu’avant », constate l’architecte. « Face aux échecs, elle a dû affronter la réalité et se rendre compte qu’administrer une ville aussi grande que Rome, ce n’est pas aussi facile que de critiquer l’opposition. »
Son programme pendant la campagne des municipales avait été largement raillé par la presse et les adversaires de tous bords. En cause : des propositions floues et une suggestion de « funiculaire au-dessus du Tibre, reliant un arrêt de bus à une station de métro ». Désormais, un projet ancien est en passe d’être réhabilité. Une quatrième ligne de métro serait dans les tuyaux depuis un mois, nous confie Federico. Ce que confirme Enrico Stefano en nous montrant les plans de la première version datant de 2001. Tout cela alors que la ligne C n’est toujours pas finie. « Le rêve serait de vivre dans une ville normale où tout fonctionne, mais cela prend beaucoup de temps », concède Enrico Stefano. « Je dis toujours qu’Amsterdam est un modèle, mais ils ont mis 40 ans à bâtir leur réseau de transports. »
Un temps long qui exaspère certains citoyens comme Alessandro. « On a l’impression qu’en Italie, on est coincés en 1955 », s’énerve-t-il en cherchant une connexion WiFi sur son téléphone. « À Londres, tu as du Wifi partout dans le métro ! » Agent de sécurité d’une société privée, il est employé par ATAC pour surveiller les vestiges archéologiques exposés dans la Station San Giovanni de la ligne C. Il est midi, heure de pointe, et le métro est en retard de 40 minutes. La rame est bondée. Alessandro regarde la foule dont surgissent des « Basta ! » à chaque nouvelle annonce de retard par le micro, et s’interroge. « Où va l’argent ? ATAC, la municipalité, ils sont tous payés par les taxes, mais ils ne respectent pas les gens en fournissant ce genre de service. » Le métro arrive enfin. Une porte reste fermée, forçant les usagers à se diriger vers les autres portes déjà surchargées. Cette ligne-là est pourtant flambant neuve.
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