Les étrangers sont nombreux à travailler dans les cuisines des restaurants touristiques romains. Avec la nouvelle loi immigration portée par Matteo Salvini, beaucoup vont perdre leur protection humanitaire et risquent d’accepter salaires de misère et emplois sans contrat.
Cent euros pour une semaine de travail dans les cuisines d’une pizzeria romaine. Un salaire dérisoire reçu par Jennifer Adams, nigériane de 19 ans venue rejoindre son père en 2015. La jeune femme, jean noir, baskets au pieds et bomber kaki sur les épaules, est venue raconter sa mésaventure à Fiorella Rathaus, représentante du Centre italien des réfugiés (CIR), organisation humanitaire créée en 1990 pour défendre les droits des demandeurs d’asile.
Arrivée à Rome depuis trois ans, Jennifer a un statut de réfugiée et enchaîne les petits boulots dans la restauration. « Je ne veux pas finir escort-girl, comme c’est souvent le cas ici pour les femmes noires », confie la jeune fille au fort tempérament. Dans un restaurant de Rome tenu par deux Italiens, dont elle préfère taire le nom, elle a accepté un emploi en cuisine sans signer de contrat ni oser discuter de son salaire. « J’ai commencé à travailler le 9 février, tous les jours de 17 heures à 3 heures du matin, sourit-elle. Je faisais tout, des pizzas, des kebabs, le ménage. »
Au travail, elle dit se faire appeler « la noire » par la fille de son patron. Toujours pas rémunérée au bout d’une semaine, elle décide de l’interroger sur son salaire. « Ici, on ne paye pas à l’heure, je te donne ce que je pense être juste », lui aurait-il rétorqué, en lui proposant cinq cents euros par mois. Le contrat, impossible d’en avoir un, le gérant a coutume d’employer des membres de sa famille sans rien signer. Découragée, Jennifer quitte le restaurant avec cent euros en poche et aucun document pour attester de sa semaine de travail.
La jeune Nigériane n’est pas la seule à recevoir un salaire de misère pour un emploi non déclaré dans les cuisines d’un établissement romain. Ces métiers difficiles et sous-payés dans la restauration, souvent occupés par des populations immigrés, risquent d’ailleurs de se généraliser avec la mise en place de la loi immigration voulue par le ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini.
Davantage de travailleurs au menu avec la loi immigration
Avec plus de 119 000 arrivés en 2017 et 18 000 au premier semestre 2018, l’Italie est le pays européen où débarquent le plus de migrants. Le 29 novembre 2018, le Parlement italien, dominé par le Mouvement 5 étoiles et la Ligue, a adopté un décret-loi visant à durcir davantage la politique d’immigration. Parmi les mesures figure la fin du permis de séjour humanitaire de deux ans qui était octroyé à 28% des demandeurs d’asile. Il est remplacé par divers autres permis, comme celui de « protection spéciale » pour une durée d’un an ou celui de « catastrophe naturelle dans le pays d’origine » pour une durée de six mois.
Fiorella Rathaus
La grande majorité des réfugiés étaient sous le régime de la protection humanitaire, celui qui a été aboli par la loi Salvini.
Pour Fiorella Rathaus du CIR, qui recevait Jennifer Adams, « la grande majorité des réfugiés étaient sous le régime de la protection humanitaire, celui qui a été aboli par la loi Salvini. » Dans son bureau aux murs recouverts d’affiches sur les droits des réfugiés et où trône des piles de dossiers, la sexagénaire pointe du doigt un graphique sur la baisse du nombre de permis humanitaires délivrés. Ils sont passés de 1 105 en octobre 2018 à 236 en décembre. Bien que le décret loi date de novembre, les demandes déposées avant sont tout de même étudiées.
« Avec cette loi, les permis de séjour humanitaires sont requalifiés en “permis de séjour pour raison de travail”. Or, ceci suppose un contrat de travail régulier, mais beaucoup d’arrivants n’ont pas de contrat », ajoute avec gravité Fiorella Rathaus. Les migrants, désormais non reconnus comme réfugiés, doivent prouver qu’ils travaillent afin d’obtenir un permis de séjour longue durée. La responsable du CIR craint que les travailleurs étrangers acceptent des emplois aux conditions précaires dans l’espoir d’obtenir à l’avenir un contrat régulier. Une situation très présente dans la restauration.
Cuisines italiennes sans italiens
Sur la piazza di Spagna, quartier touristique de Rome connu pour son escalier monumental, des dizaines de restaurants proposent de découvrir les spécialités italiennes. L’un d’eux prend des allures de ruelle romaine. Sol pavé à l’intérieur, voûtes et colonnades en marbre de Carrare factice sur les murs, faux balcons au plafond et trompe l’œil de la piazza di Spagna, l’immersion kitch dans une Rome fantasmée est totale. Pizza, pâtes, risotto, sur le menu, tout est italien. Sauf les employés. A commencer par Alexandru Rotario, la trentaine, arrivé de Roumanie il y a treize ans, qui officie comme serveur depuis dix ans. Vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise blanche, il accueille les clients en italien, en français ou en anglais.
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Un restaurant touristique imitant une ruelle romaine / © Stanislas Poyet
L’établissement compte une centaine de couverts et une dizaine d’employés parmi lesquels un Bosnien, un Colombien et un Ukrainien avec lui en salle, raconte fièrement Alexandru. Dans les cuisines de cette cantine touristique, ce sont deux Bangladais qui concoctent chaque jour les spécialités de la gastronomie italienne. Mais excepté à la fin du service, pour sortir les poubelles, ils demeurent quasiment invisibles. « Les étrangers sont prêts à faire des sacrifices, confie le serveur. Ils sont plus flexibles pour les horaires alors que les Italiens ont plus d’exigences et sont plus concernés par leurs droit et leurs salaires. »
Lui est désormais régularisé et il admet avoir trouvé facilement du travail dans la restauration quand il est arrivé en Italie. « Mais aujourd’hui c’est plus compliqué, le marché du travail est saturé », ce qui oblige les nouveaux arrivants à accepter des emplois peu rémunérés et aux horaires souvent plus importants que prévus. Michele Berti, représentant de l’UILT, un syndicat d’employeurs dans le secteur du tourisme et des services, atteste que les travailleurs étrangers sont employés pour leur flexibilité. Quant à la loi Salvini, elle « ne change pas de fait les conditions de travail des étrangers.»
Travailler sans protester
La loi immigration et sécurité inquiète tout de même Mohammed, autre petite main des restaurants italiens. Cet Égyptien de 19 ans, arrivé à Rome en 2016, cherche activement un travail car il n’est pas considéré comme réfugié. En formation pour devenir cuisinier, cette forte tête a travaillé dans plusieurs pizzerias du Trastevere avant de se faire licencier. « J’étais mal payé, je faisais des heures supplémentaires, ils me demandaient de sortir les poubelles ou de faire la plonge, mais je ne voulais pas, j’étais là pour être cuisinier », raconte-t-il.
Pour Michele Müller, libraire et bénévole chez Baobab, association d’aide aux migrants, qui suit Mohamed, cette loi est un cercle vicieux. Elle « pousse à accepter de difficile conditions de travail sans contrat pour montrer sa motivation aux employeurs, dans l’espoir d’être, un jour, régularisé. » Dans sa minuscule boutique, située à deux pas de la via Cavour, où s’entassent livres d’occasion et vieilles affiches, elle actualise un tableur Excel sur la situation des migrants qu’elle accompagne. « Sur les vingt-trois migrants travaillant dans la restauration que je suis, seulement cinq ont un contrat régulier », déplore-t-elle.
Si un contrat est obtenu, les conditions de travail de ces invisibles ne sont pas idylliques pour autant. « Les travailleurs étrangers ont moins de pouvoir. Ils n’ont pas la fibre syndicale et n’osent pas porter plainte », alerte Selly Kane, responsable des politiques d’immigration au CGIL, principal syndicat de travailleurs italiens. Le secteur associatif est lui aussi désarmé et Fiorella Rathaus du CIR avoue son impuissance : « Si l’on contacte l’employeur d’un réfugié dont on s’occupe, il est souvent renvoyé, par peur d’avoir des ennuis. C’est une grande responsabilité pour nous. » Pour la responsable du CIR, cette loi risque même de nourrir le discours anti-immigration de Matteo Salvini, car les conditions de vie difficiles peuvent amener les nouveaux arrivants à « s’exclure davantage et à sombrer dans la criminalité ». Pour elle, les ingrédients de la « prophétie auto-réalisatrice » sont maintenant sur la table.
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