Dans l’imaginaire collectif, l’homme italien est un « macho ». En rupture avec ce stéréotype, un groupe d’homme a créé un mouvement national, « Maschile Plurale », pour tenter de redéfinir la masculinité.
« Non mais ce n’est pas machiste de dire « ciao bella », c’est juste une blague lourde! » s’exclame Julio, la trentaine, en déposant deux tasses de café sur notre table. Portant un jean slim et une barbe de trois jours, il agite ses mains pour appuyer ses propos. Assis au comptoir à côté, son ami rigole : « T’es macho quand même. » Julio s’indigne et se défend d’un sentiment de supériorité quelconque envers les femmes tout en ajoutant, malicieux : « la preuve, c’est moi qui sers le café aux femmes ». L’Italie, un pays machiste? Pas vraiment pour ce serveur à la gare Termini à Rome.
Pourtant, dans les rues de la ville fusent les « Bella figa », dont l’équivalent français est « belle nénette ». Une expression utilisée couramment en Italie, mais pas si neutre d’après le psychologue Mario de Maglie, spécialiste des questions de genre : « C’est assez parlant que le terme de « figa », le sexe de la femme, soit aussi utilisé pour la désigner. »
D’après lui, ces stéréotypes sont « une composante assez évidente de la société italienne ». Au-delà du langage, l’Italie est encore en retard sur les questions de parité. D’après le rapport du Forum économique mondial sur l’écart entre les sexes datant de 2018, l’Italie se trouve à la 70e place, quand la France occupe la 12e place. En trois ans la Botte a même reculé de 29 places! Plusieurs indicateurs sont pris en compte dans ce classement, regroupés dans des catégories telles que le travail, l’économie, la santé, la famille ou l’éducation. Parmi ces indices, deux chiffres sont significatifs; dans la politique italienne, moins d’un tiers des parlementaires sont des femmes, et seules 28% d’entre elles occupent des fonctions ministérielles. « On essaye d’éduquer la jeune génération à ces questions, reconnaît Mario de Maglie. Le problème est que cela reste des initiatives ponctuelles. Les stéréotypes restent présents dans les publicités ou à la télévision. » Un modèle masculin machiste continue ainsi d’être véhiculé.
A partir des années 80, sur la chaîne Canale 5 détenue par l’ancien président du conseil italien Silvio Berlusconi, des femmes en talons aiguilles et décolletés plongeants sont présentes sur le plateau pour faire monter l’Audimat. Elles ont été affublées du surnom de « Véline », en référence au papier qu’elles apportent au présentateur tout en souriant à la caméra. Pourtant, d’après une enquête de l’Istat de 2013 sur les discriminations fondées sur le sexe en Italie, certains stéréotypes sont surmontés dans les familles ayant un fort niveau d’instruction. Mais le rapport pointe aussi que la moitié de la population considère encore que « les hommes sont moins aptes à s’occuper des tâches ménagères. » En 2014, le même institut faisait remarquer suite à une étude que « la violence à l’égard des femmes est un phénomène répandu. » Les violences physiques ou sexuelles ont diminué depuis 2006, mais en 2014 encore une femme sur dix en avait subi.
« Je trouve qu’en Italie, la culture machiste est bien ancrée », considère Stefano Ciccone, un des membres fondateurs du mouvement « Maschile Plurale » (masculin pluriel). « Le machisme ne disparaît pas, il s’adapte à son époque. Il y a beaucoup d’hommes « modernes » qui reproduisent à nouveau un modèle patriarcal. » Cet universitaire travaillant à l’université Tor Vergata à Rome s’est engagé alors qu’il était encore lycéen dans un combat pour redéfinir la masculinité.
« Le chemin à parcourir était encore long »
C’est en 1985 que tout commence. Alors qu’il se promène de nuit avec un ami, ils croisent une femme au détour d’une rue. Celle-ci se retourne, les observe puis accélère. « Dans cette situation, l’affirmation selon laquelle « tous les hommes sont des violeurs » devient réelle et concrète pour nous, regrette-t-il. On ne peut pas se distinguer aux yeux de l’inconnue. Elle a toujours cette peur que l’on puisse être un violeur. » Le 8 mars suivant, à l’occasion de la journée des droits des femmes, alors qu’il est encore lycéen, il organise une assemblée dédiée aux hommes sur la culture du viol. Un peu moins d’une centaine de jeunes hommes s’y rendent. « Cette rencontre, c’est le point de départ de mon engagement. Mais le chemin à parcourir était encore long », assure-t-il. Condamner les violences faites aux femmes est partagé par la majorité des italiens, mais autoriser un homme à évoquer ses sentiments est plus compliqué d’après lui. C’est pourquoi ils ont ressenti le besoin d’échanger entre hommes qui souhaitent changer les choses.
Pour faire ce chemin, une association nationale se met progressivement en place: Maschile Plurale. Dispersés en petits groupes dans toute l’Italie, les membres contribuent à la prévention contre les violences faites aux femmes, et interviennent dans les écoles. Mais avant tout, ils s’offrent les uns aux autres un « endroit sûr » pour pouvoir s’exprimer. Seules deux règles existent: laisser l’autre s’exprimer jusqu’au bout, et ne pas le juger. La cellule de Rome de Maschile Plurale se rencontre deux fois par mois pour discuter. Le plus souvent, les rencontres ont lieu dans un local prêté par une association ; mais ce soir c’est autour d’un dîner chez l’un des membres, Nino.
Engagé dans le mouvement depuis ses débuts en 2007, Nino avait déjà une certaine expérience dans le domaine. Dans sa ville d’origine, Bari, le père de famille forme avec quatre amis un petit groupe spontané. « On ne se prenait pas au sérieux », confie le soixantenaire, qui affirme pourtant avoir à ce moment ressenti le besoin de partager ses émotions avec d’autres hommes. Très vite, ces discussions informelles ne lui suffisent plus. « On s’est rendu compte en 2007 qu’il existait un réseau d’hommes avec les mêmes aspirations. » Il décide alors de participer aux réunions nationales du mouvement, avec « le désir de creuser profondément les stéréotypes qui constituent la masculinité. »
Le mythe de John Wayne
« Ce qui est fou c’est qu’en tant que mâle, on nous autorise seulement l’accès à certaines émotions. Ressentir quelque chose quand tu aperçois une jolie fille c’est normal, rigole Nino. Se mettre en colère contre les autres hommes c’est normal. Mais la peur, la honte, ou la tristesse, c’est interdit. » Ce soir ils sont sept membres à être attendus dans la colocation de Nino. Parmi eux, Jacobo. A 29 ans, il est presque le plus jeune de la bande, mais ça ne l’empêche pas de partager le même ressenti que l’hôte de maison. « J’ai vécu des moments difficiles ces dernières années, notamment à l’école parce que je ne m’identifiais pas à ce modèle masculin unique. Je ne parlais pas des femmes d’une certaine façon et c’était jugé par les autres, comme si je n’étais pas assez viril », confie-t-il, en cherchant ses mots. Bien plus intéressé par l’opéra que les matchs de foot, Jacobo a longtemps été exclu des « conversations de vestiaires ». « Notre éducation d’homme dit que l’on doit maîtriser nos émotions, c’est le mythe de John Wayne, raille Nino. Maschile Plurale me permet de me reconnecter avec mes sentiments. »
Le sexe opposé est toujours présent, pour parler de sexualité, de violence ou de féminisme, mais en filigrane. Les membres du groupes se revendiquent presque unanimement engagés pour les droits des femmes, cependant c’est la question de l’homme qui reste au coeur de leur engagement. « Aujourd’hui les mouvements masculins comme le nôtre sont tout de suite considérés comme féministes par l’opinion publique », souligne Stefano. Même constat pour Adil, 38 ans, intégré au groupe depuis trois ans. « J’insiste vraiment sur le fait que nous ne sommes pas les sauveurs des femmes, ce serait réducteur pour elles, » assure ce journaliste de formation, qui a pourtant eu connaissance de l’association lors d’une manifestation féministe.
Le mouvement porté par ces hommes a aujourd’hui pris de l’ampleur; ils sont invités à témoigner de leur expérience sur les plateaux TV, au gouvernement, ou encore à l’ONU. Pourtant, l’ambiance informelle des débuts est toujours la même dans le petit salon de Nino. Pendant que les raviolis cuisent, les hommes en profitent pour discuter. Chaque membre rencontre des problématiques différentes, pour Stefano c’est son contexte familial qui l’a marqué : « Je souhaite me différencier de mon père et de mon frère, confie-t-il. Ils ont toujours été frustrés par le succès professionnel de ma mère. Moi je veux être libre du pouvoir et de ne pas avoir la pression de la réussite. »
Pas si facile d’être un homme libéré
Leur but ultime est commun : « Maschile Plurale est la recherche de notre liberté, explique Stefano. Je ne vois pas la liberté des femmes comme un obstacle à la mienne. » Mais l’universitaire pointe un problème majeur dans leur quête, le risque de ne pas paraître « authentiques ». Il regrette l’absence de mots pour le changement masculin : « Par exemple le mouvement LGBT a construit une marche des fiertés. Aujourd’hui c’est impossible de faire une marche des fiertés du masculin, qui est lié au patriarcat, à la violence. » Une affaire de langage qu’ils travaillent également durant leurs rencontres. « Ça change des discussions de vestiaire, qui ne sont pas toujours instructives, remarque Adil, un brin moqueur. On n’a pas toujours le luxe d’avoir ce genre de discussions avec les hommes. » Tous disent observer des progrès personnels grâce à ces réunions, mais changer les mentalités dans la société italienne reste encore une tâche ardue. « C’est dangereux de voir des hommes comme Salvini (NDLR. Mattéo Salvini, nouveau ministre de l’Intérieur et dirigeant de la Ligue, le parti d’extrême-droite) rencontrer un tel succès auprès des électeurs, conçoit Stefano. Mais il ne représente pas le changement, il est l’exemple même du modèle patriarcal. On veut montrer quelles sont les opportunités de changement, qu’on n’a pas besoin d’être dans le modèle de l’homme fort comme lui. » Un changement de mentalités qui risque encore de prendre du temps : 2 600 personnes aiment la page Facebook de Maschile Plurale, quand le compte officiel de Matteo Salvini en récolte plus de trois millions.