Peut-on déguster une pizza à Naples sans engraisser la mafia ? Quelques pizzerias blanchissent l’argent de la drogue, certaines écoulent des produits made in Camorra, beaucoup se font extorquer. Récemment entrée au patrimoine mondial de l’humanité, la pizza est une réussite napolitaine, dans laquelle les clans de la mafia se taille la part du lion.
« Aperti doppo la bomba », ouvert après la bombe. Dans le centre-ville de Naples, la pizzeria Sorbillo ne manque pas une occasion de célébrer sa résistance contre la mafi a. Le 16 janvier dernier, le plus célèbre des restaurants napolitains était victime d’une explosion. Un attentat de plus, dans un contexte de violence à Naples marqué par soixante-dix-sept meurtres durant l’année 2017 ‒ contre quarante-quatre l’année précédente. Gino Sorbillo, son iconique patron, accuse la Camorra, ‒ la mafia napolitaine ‒ d’être à l’origine du coup. « Il y a des gens qui n’ont pas la force que j’ai, qui ne savent pas dire non à la Camorra. »
Sorbillo est une institution à Naples. Il est midi, et la queue est déjà longue : une heure d’attente au moins pour prendre place. Cela ne décourage pas Napolitains et touristes qui reconnaissent en Sorbillo « le symbole de la vie napolitaine » selon les mots de
Luciano Pentangelo, un trentenaire habitué du restaurant. Pour ce serveur d’un petit établissement du centre-ville, c’est d’ailleurs la raison de l’attaque du mois de janvier : « Sa réussite fait des envieux. »
Car les margharetas de Sorbillo n’attirent pas que les gourmets. Parce que la pizza est la réussite de la ville et qu’elle est un business fructueux, elle est un condensé de la violence mafieuse à Naples. La Camorra extorque d’honnêtes établissements, blanchit l’argent de la drogue et écoule ses propres produits agricoles. Les clans de mafia napolitaine entendent bien se tailler une part de choix dans la réussite des pizzaiolos napolitains.
L’argent du racket
Avec ses ruelles tortueuses, son linge suspendu aux fenêtres et son brouhaha méditerranéen, Naples est une ville prisée des touristes. En 2017, 3,24 millions de visiteurs ont posé leurs valises leurs valises dans cette ville d’un million d’habitants. Une tendance à la hausse : depuis 2012, le tourisme connaît une croissance de 9% par an. Cette situation profite aux 1 356 pizzerias de la ville dont la pizza est tout juste entrée au patrimoine mondiale de l’Unesco. Ces établissements pèsent pour plus de treize milliards d’euros en Italie, et ce secteur est en forte croissance en Campanie. Dans la région de Naples, cent onze pizzerias ont vu le jour en 2017, et quatre-vingt-onze durant les trois premiers trimestres de 2018.
Mais depuis le début du XIXe siècle, à Naples, la Camorra réclame sa part là où l’argent se fait. Pour avoir refusé de payer le pizzo, l’argent du racket réclamé par la mafia, Mario Granieri, patron et pizzaiolo du Terra Mia dans le centre-ville a reçu quatre balles dans sa porte le 4 janvier dernier. Il semble vissé au carrelage de sa cuisine où trône un four à pizza en céramique. Sa voix grave et posée raconte sa détermination. « Il ont vu que je travaillais pendant Noël, raconte le père de deux petites filles. Ces gens-là, quand ils voient que vous travaillez beaucoup, ils vous demandent le pizzo. » Pour une petite pizzeria comme celle de Mario Granieri, le pizzo ne dépasse pas 300 euros par mois. Cette somme consacre la domination symbolique de la Camorra sur un quartier et sur une personne, plus qu’elle ne remplit ses caisses. « Le racket a comme vocation première de soumettre la personne et de montrer l’autorité », explique Fabrice Rizzoli, docteur en science politique et auteur de La mafia de A à Z (2015, Tim Buctu, quinze euros).
A quelques centaines de mètres de là, Gino Sorbillo, dont l’établissement a été visé par l’attentat à la bombe de janvier dernier, martèle ne jamais avoir reçu de demande de pizzo. D’une rue à l’autre, les versions changent. Ses voisins sont catégoriques, dans la via del Tribunali, l’une des artères principales du vieux centre napolitain : personne n’a jamais payé l’argent du racket. « Je connais les Sorbillo depuis toujours, je connaissais ses parents, ses grands-parents, confie derrière son comptoir Andrea Grila, propriétaire du Café Diaz à quelques mètres de la célèbre pizzeria. Ce sont mes clients, je suis leur client. Personne ne paie le pizzo ici, ni moi, ni mon père ou mon grand-père avant moi. »
Le racket a comme vocation première de soumettre la personne et de montrer l’autorité
Fabrice Rizolli, chercheur en sciences politiques et spécialiste de la grande criminalité
Pourtant Sorbillo, le Café Diaz et Terra Mia sont tous trois situés dans le quartier de Forcella, le centre-ville dominé par le clan des Mazzarella, l’une des grandes familles de la Camorra. « Impossible de dire si Sorbillo dit vrai ou non, explique Fabrice Rizzoli. Seulement, les sources officieuses que j’ai me disent qu’à Naples beaucoup de gens paient le pizzo, et que ceux qui disent qu’ils ne le paient pas le paient quand même. »
La pizza, symbole puissant et caisse de résonnance
« Gino Sorbillo a été attaqué parce que ses pizzas sont célèbres, il a été visé pour faire comprendre que la Camorra est capable d’attaquer un établissement de renom », explique Francesco Emilio Borelli, conseiller régional de Campanie. Gino Sorbillo a exporté son succès bien au-delà des frontières de Naples. A Milan d’abord, puis à New York et à Rome. L’ouverture en grande pompe du dernier né des restaurants Sorbillo le 19 février dernier suffit à démontrer que s’attaquer à Gino Sorbillo, c’est donner à une petite charge d’explosif un retentissement national. Entouré de bimbos et entre deux selfies, le pizzaiolo répond aux questions des journalistes sur l’attentat du 19 janvier. Une publicité à peu de frais pour les auteurs de l’attentat.
Pour Francesco Emilio Borelli les coupables sont à chercher du côté des « baby-clans ». Des bandes composées de très jeunes membres des clans mafieux – parfois guère plus que 15 ans – et orphelins de leurs aînés. Depuis les années 1990, les arrestations des chefs des grandes dynasties mafieuses se sont multipliées. Des familles entières sont laissées sans chefs. C’est le cas des Mazzarella qui règnent sur Forcella, le centre-ville napolitain et qui luttent aujourd’hui avec les baby-clans composés de la jeune génération de familles rivales. « Sans contrôle de territoire, pas de mafia, explique Fabrice Rizzoli, c’est l’ADN du clan mafieux, il tire son pouvoir de son contrôle territorial. »
Sans contrôle de territoire, pas de mafia. C’est l’ADN du clan mafieux, il tire son pouvoir de son contrôle territorial
Fabrice Rizzoli, chercheur en sciences politiques et spécialiste de la grande criminalité
La pizzeria Sorbillo, icône du savoir-faire napolitain, aurait été utilisée comme une caisse de résonnance pour les avertissements destinés aux clans rivaux. Cette version, Gino Sorbillo la répète.
Tomates, mozzarella et blanchiment d’argent
Cinq mille restaurants seraient entre les mains de la mafia. C’est le chiffre avancé par la Coldiretti, le plus gros syndicat agricole italien et l’Observatoire de la Criminalité en 2017. Le restaurant est un élément clé du business agromafieux : dans un pays ou le paiement en cash est largement implanté dans les mœurs, il est très simple de gonfler les chiffres des ventes pour blanchir de l’argent sale. Filomena De Mattes de l’Observatoire de la Criminalité l’explique. « Vous prenez une pizzeria qui sort cent pizzas par jour, vous en déclarez trois cents, votre chiffre d’affaire a officiellement triplé, sauf que l’argent qui arrive magiquement dans vos caisses provient en fait du trafic d’héroïne ».
La pizza peut enrichir les familles de la Camorra sans blanchir de l’argent sale. Une pizza napolitaine, c’est une sauce tomate, agrémentée de mozzarella, d’huile d’olive, d’origan et de basilic disposés de manière concentrique sur une pâte de maximum 35 centimètres de diamètre. Autant d’aliments dans lesquels la Camorra et ses comparses siciliennes ou calabraises détiennent d’importants intérêts. Production, transport, transformation, ou distribution, les familles mafieuses sont partout. Elles détiennent des entreprises, investissent dans d’autres, s’accordent avec nombre d’entre elles. En 2014 la police italienne arrêtait Guiseppe Mandara, le dirigeant de la plus grosse entreprise de mozzarella d’Italie et proche du clan napolitain La Torre, qui fournissait restaurants et pizzerias.
Car le pizzo se paie aussi en nature. « La Camorra vous demande d’acheter vos produits auprès de telle ou telle personne. Ils vous disent “ne vous inquiétez pas, si vous achetez, il ne vous arrivera rien” », explique Mario Granieri. Gino Sorbillo quant à lui, fait de l’intégrité de ses producteurs un argument de vente souligné dans la description de ses pizzas. « Notre mozzarella provient de la coopérative Le Terre di Don Peppe Diana, une coopérative qui travaille sur des terres confisquées à la mafia, explique-t-il, c’est là qu’a été tué par la Camorra le père Giuseppe Diana », un prêtre abattu en 1994 pour s’être élevé contre la violence des parrains locaux.
En 2018 les revenus de l’agromafia s’élevaient 24,5 milliards d’euros. Un chiffre vertigineux, presque abstrait, dont la violence se concrétise dans les quatre impacts de balles dans la porte de Mario Granieri. Lui n’a pas peur mais sa femme craint pour sa vie, elle voudrait quitter Naples. Pour Mario Granieri, il n’en n’est pas question. « Naples est ma ville et ce restaurant s’appelle Terra Mia parce que c’est ma terre, cette endroit fait partie de ma vie. Je ne partirai pas d’ici, je resterai ici, à faire front, à faire mon travail, à faire mes pizzas. »
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