CLARA LALANNE

Soeur Rita Giaretta, la religieuse engagée pour les victimes de prostitution forcée

Écrit par
Jus­tine Rodier
Enquête de
Clara Lalanne et Jus­tine Rodi­er, à Rome et Caserta

Depuis 1995 à Caser­ta, Rita Gioret­ta partage son toit avec des femmes vic­times de pros­ti­tu­tion for­cée. Une mai­son, un tra­vail et une place sur les bancs de l’école, c’est ce qu’offre Soeur Rita, soutenue et financée par des acteurs religieux et laïcs.

Debout der­rière une caisse enreg­istreuse, Joy, 25 ans, est atten­tive­ment penchée sur un cahi­er. Dans cette petite rue de Caser­ta, à trente kilo­mètres au nord de Naples, la bou­tique d’accessoires est vide en ce milieu de journée. La jeune femme prof­ite de ce répit pour révis­er ses leçons d’italien. Au tin­te­ment léger de la porte, Joy, sous son pull flashy et son foulard rose pâle, accueille de ses bras Soeur Rita qui tra­verse la pièce d’un pas assuré. Elle est ici chez elle. Rita est la fon­da­trice de ce lieu. « Ciao Mam­ma ! » se réjouit Joy alors que les deux femmes s’étreignent ten­drement. Comme posée sur le ven­tre de Rita, une croix pend au bout d’une longue chaîne en argent con­tre sa robe bleue marine. 

À presque 63 ans, ce petit bout de femme débor­de d’entrain et son corps d’apparence frêle ne l’empêche pas d’être partout à la fois. Il y a vingt-trois ans, Rita a créé Casa Rut, un cen­tre d’accueil pour les jeunes femmes migrantes vic­times de traite à des fins d’ex­ploita­tion sex­uelle. La Con­gré­ga­tion des Soeurs Ursu­lines, dont elle fait par­tie, a financé la total­ité de la large mai­son où s’est instal­lée Rita. Aujourd’hui, qua­tre soeurs vivent entre ces murs. Elles entourent huit anci­ennes pros­ti­tuées et leurs deux bébés. « Ici nous vivons comme une famille et c’est cette force qui leur per­met d’aller mieux. Le coeur a besoin d’af­fecte et d’amour pour retrou­ver l’es­time de soi » souf­fle Rita.

Joy tra­vaille dans la bou­tique d’ac­ces­soires tous les matins avant de par­tir en cours d’i­tal­ien / JUSTINE RODIER

Après un an et demi dans cette mai­son, Joy a retrou­vé une vie nor­male. Elle vit aujourd’hui entre la bou­tique, l’u­ni­ver­sité et son nou­v­el apparte­ment. À la voir der­rière son immense sourire, dif­fi­cile de devin­er que Joy a été vic­time de pros­ti­tu­tion for­cée. Quand elle quitte le Nige­ria, incitée par sa famille, elle a 22 ans. Joy part et garde pré­cieuse­ment sur elle le numéro de télé­phone d’une Madam qui l’attend en Ital­ie. Nigéri­ane égale­ment, cette femme lui a promis de veiller sur elle et de lui trou­ver un tra­vail. Dif­fi­cile pour la jeune femme d’imaginer ce qui l’attend vrai­ment. Joy résiste à deux semaines dans le désert puis à qua­tre mois en Libye, grâce à l’espoir d’un futur meilleur.

À son arrivée en Ital­ie, la Madam l’enferme, la mal­traite et lui réclame de l’argent. Bru­tale­ment jetée sur le trot­toir, Joy devient Jes­si­ca et la route devient son quo­ti­di­en. La jeune fille n’a d’autre choix que d’abandonner son corps con­tre dix ou trente euros. Elle reste coincée un an et demi dans  ce cauchemar. Des jeunes femmes nigéri­anes arrivent en Ital­ie depuis 1982, même si les chiffres ne per­me­t­tent pas de quan­ti­fi­er le phénomène avant 2006. Leurs his­toires sont sim­i­laires à celle de Joy. Flavio Di Gia­co­mo, porte-parole de l’OIM à Rome, affirme que le phénomène a explosé en 2015 avec l’arrivée de 5 600 Nigéri­anes. Elles sont 11 000 à attein­dre l’Italie en 2016 puis 5 400 en 2017. Presque toutes vien­nent de l’État d’Edo, au sud du pays. Avant leur départ, des rit­uels sacrés enga­gent morale­ment les jeunes filles envers leur Madam, étouf­fant toute ten­ta­tive de fuite.

Avancer piano piano

Un jour, Joy s’arrache à son sin­istre quo­ti­di­en et va trou­ver la police. Les autorités la diri­gent vers la mai­son de Rita Gia­ret­ta. « C’était le 25 mai 2017 » se sou­vient par­faite­ment Joy. « Sans Rita, je serais tou­jours pros­ti­tuée. » Avant de s’occuper de la bou­tique, Joy tra­vail­lait à New Hope. En plus de la mai­son, Rita est à l’o­rig­ine de cette Coopéra­tive sor­tie de terre en 2004, à deux pas de la bou­tique de Joy.

New Hope est un ate­lier de cou­ture spa­cieux et lumineux. Une petite usine arti­sanale conçue pour épouser l’initiative Casa Rut. « Don­ner seule­ment à manger n’est pas suff­isant » croit Rita. « La Coopéra­tive est un endroit où les filles agis­sent, conçoivent, créent. Elles retrou­vent petit à petit leur estime. » La religieuse le répète à qui veut bien l’entendre : pour elle la solu­tion est le tra­vail grat­i­fi­ant et grat­i­fié qui per­met de retrou­ver douce­ment l’estime de soi. « Ce qui m’importe c’est que cha­cune retrou­ve le chemin de la dig­nité. »

À la Coopéra­tive New Hope, le tis­su util­isé est le wax africain / CLARA LALANNE

Nichées dans une petite ruelle, de grandes baies-vit­rées lais­sent appa­raître un large ate­lier de cou­ture. Au milieu des murs blancs et des mon­tagnes de tis­sus col­orés, neuf femmes s’activent dans un joyeux bazar. Toutes sont d’anciennes pros­ti­tuées, presque toutes sont nigéri­anes. Le wax passe de main en main, de mesures en découpes avant de se faire impi­toy­able­ment per­for­er par les machines à coudre dont les ron­rons caden­cent le rythme de tra­vail. Coussins, cabas et pochettes en tout genre sont conçus et fab­riqués ici, avant d’être ven­dus dans la bou­tique de Joy. À l’atelier comme au mag­a­sin, les jeunes femmes tra­vail­lent les matins, du lun­di au ven­dre­di, et sont payées cinq cents euros par mois. « Grâce à cet argent, j’ai pu économiser, devenir autonome et retrou­ver mon indépen­dance » assure Joy. 

Un mètre ruban dans une main, une paire de ciseaux dans l’autre, tra­vailler libère Sonia, 25 ans. « C’est bien, je suis active ! Je n’attends pas sans rien faire, je ne reste pas impuis­sante. Je fais des choses, je con­stru­is. » Mais la jeune femme, dont les longues nattes n’en finis­sent pas de tomber, se rêvait écrivaine durant son enfance. Lorsqu’elle lève les yeux de son tis­su, elle admet tout bas que ce tra­vail la stim­ule mais ne lui sied pas vrai­ment. « La cou­ture, ce n’est pas trop mon truc, mais je dois le faire car c’est comme cela que fonc­tionne Casa Rut : la mai­son et l’atelier vont de pair. » Ce qui égaie Sonia en revanche, ce sont ses cours d’italien. « Je peux con­vers­er ! Avant je ne com­pre­nais rien, c’est dur quand on ne peut par­ler à per­son­ne. »

« La cou­ture, ce n’est pas mon truc » avoue Sonia. Son tra­vail à la Coopéra­tive lui per­met toute­fois de retrou­ver con­fi­ance en elle / JUSTINE RODIER

Midi trente sonne la fin du tra­vail à l’atelier. Les filles quit­tent leurs postes de tra­vail et ren­trent à Casa Rut pour déje­uner, avant de pren­dre le chemin de l’école. Entre l’anglais offi­ciel du Nige­ria et leurs dialectes, ces femmes par­lent toutes plusieurs langues. Mais leur maîtrise ban­cale de l’i­tal­ien se trans­forme en un grand fac­teur d’exclusion. Enceintes ou jeunes mamans, cer­taines locataires de Casa Rut ne peu­vent s’ab­sen­ter pour étudi­er. Elles passent l’après-midi à la mai­son où les soeurs, instal­lées dans le salon, leur enseignent l’italien. À leurs pieds, les bam­bins vadrouil­lent en gazouillant. 

Un toit et un tra­vail pour une inclu­sion dans la société ital­i­enne. Comme on dit ici, la recon­struc­tion se fait « piano piano » pour retrou­ver sa dig­nité. Pour Rita, cela passe par la con­struc­tion d’une « grande famille ». Tout le monde l’appelle d’ailleurs « La Mam­ma ».

Si la mai­son, la Coopéra­tive et la bou­tique for­ment un tout et sem­blent s’articuler par­faite­ment, le mod­èle n’est pas économique­ment auto­suff­isant. Les béné­fices des ventes sont réin­vestis dans les matières pre­mières et ser­vent à pay­er les tax­es et une par­tie des salaires. Mais les recettes de la Coopéra­tive ne peu­vent cou­vrir les salaires restant, les charges des locaux ou encore la nour­ri­t­ure. Comme la mai­son, New Hope est financée à parts à peu près égales par les dons, la Con­gré­ga­tion, le diocèse de Caser­ta, des asso­ci­a­tions laïques et religieuses et par les pou­voirs publics. 

L’histoire d’une vie

La voca­tion de Soeur Rita naît alors qu’elle est âgée de vingts-deux ans. Elle effectue alors un voy­age d’un mois en Inde. Elle n’est pas encore religieuse mais n’en n’est pas moins mar­quée par ce qu’elle voit. « J’ai vu les grandes souf­frances que subis­saient les femmes, j’ai vu qu’elles ne valaient rien. J’ai décidé que mon com­bat serait de les aider. » À 29 ans, Rita rejoint la Con­gré­ga­tion des Soeurs Ursu­lines. Vingts ans plus tard, elle fonde Casa Rut.

Soeur Rita a choisi de con­sacr­er sa vie aux femmes vic­times de la pros­ti­tu­tion et son engage­ment relève davan­tage d’une ini­tia­tive per­son­nelle que d’une con­duite dic­tée par les autorités religieuses. À Rome, Naples ou Rim­i­ni, lorsque l’église catholique s’engage auprès de ces femmes, c’est bien sou­vent parce que des religieuses ont décidé, de leur pro­pre chef, de leur venir en aide. 

Au fil du temps, Jean d’Hainaut, de l’association Dedalus, lut­tant con­tre l’ex­clu­sion sociale, a sou­vent été amené à tra­vailler avec Rita. Il com­pare l’action de la Soeur avec celle de l’association pon­tif­i­cale Gio­van­ni XXIII. « Casa Rut est une asso­ci­a­tion religieuse, pour­tant si une femme arrive enceinte et qu’il est tou­jours temps d’avorter, Rita accepte de l’aider. Chez Gio­van­ni XXIII, avorter n’est pas pos­si­ble. » En fait, Rita ne juge pas les vic­times de la pros­ti­tu­tion, « son inten­tion est avant tout de venir en aide aux femmes » assure Jean. 

Sur la ter­rasse de Casa Rut, Bless­ing et Rita devront bien­tôt se dire au revoir / CLARA LALANNE

À Caser­ta, l’heure est à la diges­tion. Accoudée à la table de la cui­sine, la tête légère­ment penchée, Rita esquisse un petit sourire for­cé. Silen­cieuse­ment assis­es à ses côtés, qua­tre jeunes femmes tour­nent mécanique­ment leurs petites cuil­lères dans leurs tass­es à café. Dans cinq mois, Rita va quit­ter les murs de Casa Rut, pour s’envoler vers un autre pro­jet qu’elle garde pour l’in­stant secret. En plus de deux décen­nies, plus de six cents femmes sont passées par cette mai­son, cer­taines pour un mois, d’autres pour plus de deux ans. Toutes en sont sor­ties avec une nou­velle vie. En vingt-trois ans, plusieurs soeurs ont égale­ment tra­ver­sé ces murs, avant de quit­ter Casa Rut pour d’autres pro­jets. Inébran­lable pili­er de la mai­son, Rita est la seule à n’être jamais partie. 

Les yeux per­dus dans le vague, Pre­cious* et Bless­ing, deux anci­ennes locataires, passées pour le café, ont le regard embué. « Je suis triste. Je ressens comme un sen­ti­ment de perte » artic­ule Bless­ing qui con­naît la « Mam­ma » depuis main­tenant six ans. Comme si le temps de recueille­ment était désor­mais fini, Rita relève soudaine­ment la tête et prend la main de Bless­ing. « Par­tir est une grande souf­france pour moi, mais la joie est encore plus forte. Aujourd’hui Casa Rut est sur les rails et n’a plus besoin de moi. Je peux pass­er le flam­beau. »

« Si je regarde ma vie, mon passé, je dirais qu’au­jour­d’hui je suis heureuse. » Joy, solaire à son habi­tude, réflé­chit à son avenir. « Ce que j’aimerais faire c’est aider les autres. Je veux aller là où on a besoin de moi, je veux aider les gens à se con­naître. » En fait, Joy envis­age de devenir religieuse. « Ce n’est pas à cause de ce que les hommes m’ont fait, c’est parce que je veux aider. » Quand Rita entend Joy, elle lui répond en souri­ant, « tu n’as pas besoin d’être religieuse pour aider les autres, tu peux com­mencer main­tenant. »

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