Depuis 1995 à Caserta, Rita Gioretta partage son toit avec des femmes victimes de prostitution forcée. Une maison, un travail et une place sur les bancs de l’école, c’est ce qu’offre Soeur Rita, soutenue et financée par des acteurs religieux et laïcs.
Debout derrière une caisse enregistreuse, Joy, 25 ans, est attentivement penchée sur un cahier. Dans cette petite rue de Caserta, à trente kilomètres au nord de Naples, la boutique d’accessoires est vide en ce milieu de journée. La jeune femme profite de ce répit pour réviser ses leçons d’italien. Au tintement léger de la porte, Joy, sous son pull flashy et son foulard rose pâle, accueille de ses bras Soeur Rita qui traverse la pièce d’un pas assuré. Elle est ici chez elle. Rita est la fondatrice de ce lieu. « Ciao Mamma ! » se réjouit Joy alors que les deux femmes s’étreignent tendrement. Comme posée sur le ventre de Rita, une croix pend au bout d’une longue chaîne en argent contre sa robe bleue marine.
À presque 63 ans, ce petit bout de femme déborde d’entrain et son corps d’apparence frêle ne l’empêche pas d’être partout à la fois. Il y a vingt-trois ans, Rita a créé Casa Rut, un centre d’accueil pour les jeunes femmes migrantes victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle. La Congrégation des Soeurs Ursulines, dont elle fait partie, a financé la totalité de la large maison où s’est installée Rita. Aujourd’hui, quatre soeurs vivent entre ces murs. Elles entourent huit anciennes prostituées et leurs deux bébés. « Ici nous vivons comme une famille et c’est cette force qui leur permet d’aller mieux. Le coeur a besoin d’affecte et d’amour pour retrouver l’estime de soi » souffle Rita.

Après un an et demi dans cette maison, Joy a retrouvé une vie normale. Elle vit aujourd’hui entre la boutique, l’université et son nouvel appartement. À la voir derrière son immense sourire, difficile de deviner que Joy a été victime de prostitution forcée. Quand elle quitte le Nigeria, incitée par sa famille, elle a 22 ans. Joy part et garde précieusement sur elle le numéro de téléphone d’une Madam qui l’attend en Italie. Nigériane également, cette femme lui a promis de veiller sur elle et de lui trouver un travail. Difficile pour la jeune femme d’imaginer ce qui l’attend vraiment. Joy résiste à deux semaines dans le désert puis à quatre mois en Libye, grâce à l’espoir d’un futur meilleur.
À son arrivée en Italie, la Madam l’enferme, la maltraite et lui réclame de l’argent. Brutalement jetée sur le trottoir, Joy devient Jessica et la route devient son quotidien. La jeune fille n’a d’autre choix que d’abandonner son corps contre dix ou trente euros. Elle reste coincée un an et demi dans ce cauchemar. Des jeunes femmes nigérianes arrivent en Italie depuis 1982, même si les chiffres ne permettent pas de quantifier le phénomène avant 2006. Leurs histoires sont similaires à celle de Joy. Flavio Di Giacomo, porte-parole de l’OIM à Rome, affirme que le phénomène a explosé en 2015 avec l’arrivée de 5 600 Nigérianes. Elles sont 11 000 à atteindre l’Italie en 2016 puis 5 400 en 2017. Presque toutes viennent de l’État d’Edo, au sud du pays. Avant leur départ, des rituels sacrés engagent moralement les jeunes filles envers leur Madam, étouffant toute tentative de fuite.
Avancer piano piano
Un jour, Joy s’arrache à son sinistre quotidien et va trouver la police. Les autorités la dirigent vers la maison de Rita Giaretta. « C’était le 25 mai 2017 » se souvient parfaitement Joy. « Sans Rita, je serais toujours prostituée. » Avant de s’occuper de la boutique, Joy travaillait à New Hope. En plus de la maison, Rita est à l’origine de cette Coopérative sortie de terre en 2004, à deux pas de la boutique de Joy.
New Hope est un atelier de couture spacieux et lumineux. Une petite usine artisanale conçue pour épouser l’initiative Casa Rut. « Donner seulement à manger n’est pas suffisant » croit Rita. « La Coopérative est un endroit où les filles agissent, conçoivent, créent. Elles retrouvent petit à petit leur estime. » La religieuse le répète à qui veut bien l’entendre : pour elle la solution est le travail gratifiant et gratifié qui permet de retrouver doucement l’estime de soi. « Ce qui m’importe c’est que chacune retrouve le chemin de la dignité. »

Nichées dans une petite ruelle, de grandes baies-vitrées laissent apparaître un large atelier de couture. Au milieu des murs blancs et des montagnes de tissus colorés, neuf femmes s’activent dans un joyeux bazar. Toutes sont d’anciennes prostituées, presque toutes sont nigérianes. Le wax passe de main en main, de mesures en découpes avant de se faire impitoyablement perforer par les machines à coudre dont les ronrons cadencent le rythme de travail. Coussins, cabas et pochettes en tout genre sont conçus et fabriqués ici, avant d’être vendus dans la boutique de Joy. À l’atelier comme au magasin, les jeunes femmes travaillent les matins, du lundi au vendredi, et sont payées cinq cents euros par mois. « Grâce à cet argent, j’ai pu économiser, devenir autonome et retrouver mon indépendance » assure Joy.
Un mètre ruban dans une main, une paire de ciseaux dans l’autre, travailler libère Sonia, 25 ans. « C’est bien, je suis active ! Je n’attends pas sans rien faire, je ne reste pas impuissante. Je fais des choses, je construis. » Mais la jeune femme, dont les longues nattes n’en finissent pas de tomber, se rêvait écrivaine durant son enfance. Lorsqu’elle lève les yeux de son tissu, elle admet tout bas que ce travail la stimule mais ne lui sied pas vraiment. « La couture, ce n’est pas trop mon truc, mais je dois le faire car c’est comme cela que fonctionne Casa Rut : la maison et l’atelier vont de pair. » Ce qui égaie Sonia en revanche, ce sont ses cours d’italien. « Je peux converser ! Avant je ne comprenais rien, c’est dur quand on ne peut parler à personne. »

Midi trente sonne la fin du travail à l’atelier. Les filles quittent leurs postes de travail et rentrent à Casa Rut pour déjeuner, avant de prendre le chemin de l’école. Entre l’anglais officiel du Nigeria et leurs dialectes, ces femmes parlent toutes plusieurs langues. Mais leur maîtrise bancale de l’italien se transforme en un grand facteur d’exclusion. Enceintes ou jeunes mamans, certaines locataires de Casa Rut ne peuvent s’absenter pour étudier. Elles passent l’après-midi à la maison où les soeurs, installées dans le salon, leur enseignent l’italien. À leurs pieds, les bambins vadrouillent en gazouillant.
Un toit et un travail pour une inclusion dans la société italienne. Comme on dit ici, la reconstruction se fait « piano piano » pour retrouver sa dignité. Pour Rita, cela passe par la construction d’une « grande famille ». Tout le monde l’appelle d’ailleurs « La Mamma ».
Si la maison, la Coopérative et la boutique forment un tout et semblent s’articuler parfaitement, le modèle n’est pas économiquement autosuffisant. Les bénéfices des ventes sont réinvestis dans les matières premières et servent à payer les taxes et une partie des salaires. Mais les recettes de la Coopérative ne peuvent couvrir les salaires restant, les charges des locaux ou encore la nourriture. Comme la maison, New Hope est financée à parts à peu près égales par les dons, la Congrégation, le diocèse de Caserta, des associations laïques et religieuses et par les pouvoirs publics.
L’histoire d’une vie
La vocation de Soeur Rita naît alors qu’elle est âgée de vingts-deux ans. Elle effectue alors un voyage d’un mois en Inde. Elle n’est pas encore religieuse mais n’en n’est pas moins marquée par ce qu’elle voit. « J’ai vu les grandes souffrances que subissaient les femmes, j’ai vu qu’elles ne valaient rien. J’ai décidé que mon combat serait de les aider. » À 29 ans, Rita rejoint la Congrégation des Soeurs Ursulines. Vingts ans plus tard, elle fonde Casa Rut.
Soeur Rita a choisi de consacrer sa vie aux femmes victimes de la prostitution et son engagement relève davantage d’une initiative personnelle que d’une conduite dictée par les autorités religieuses. À Rome, Naples ou Rimini, lorsque l’église catholique s’engage auprès de ces femmes, c’est bien souvent parce que des religieuses ont décidé, de leur propre chef, de leur venir en aide.
Au fil du temps, Jean d’Hainaut, de l’association Dedalus, luttant contre l’exclusion sociale, a souvent été amené à travailler avec Rita. Il compare l’action de la Soeur avec celle de l’association pontificale Giovanni XXIII. « Casa Rut est une association religieuse, pourtant si une femme arrive enceinte et qu’il est toujours temps d’avorter, Rita accepte de l’aider. Chez Giovanni XXIII, avorter n’est pas possible. » En fait, Rita ne juge pas les victimes de la prostitution, « son intention est avant tout de venir en aide aux femmes » assure Jean.

À Caserta, l’heure est à la digestion. Accoudée à la table de la cuisine, la tête légèrement penchée, Rita esquisse un petit sourire forcé. Silencieusement assises à ses côtés, quatre jeunes femmes tournent mécaniquement leurs petites cuillères dans leurs tasses à café. Dans cinq mois, Rita va quitter les murs de Casa Rut, pour s’envoler vers un autre projet qu’elle garde pour l’instant secret. En plus de deux décennies, plus de six cents femmes sont passées par cette maison, certaines pour un mois, d’autres pour plus de deux ans. Toutes en sont sorties avec une nouvelle vie. En vingt-trois ans, plusieurs soeurs ont également traversé ces murs, avant de quitter Casa Rut pour d’autres projets. Inébranlable pilier de la maison, Rita est la seule à n’être jamais partie.
Les yeux perdus dans le vague, Precious* et Blessing, deux anciennes locataires, passées pour le café, ont le regard embué. « Je suis triste. Je ressens comme un sentiment de perte » articule Blessing qui connaît la « Mamma » depuis maintenant six ans. Comme si le temps de recueillement était désormais fini, Rita relève soudainement la tête et prend la main de Blessing. « Partir est une grande souffrance pour moi, mais la joie est encore plus forte. Aujourd’hui Casa Rut est sur les rails et n’a plus besoin de moi. Je peux passer le flambeau. »
« Si je regarde ma vie, mon passé, je dirais qu’aujourd’hui je suis heureuse. » Joy, solaire à son habitude, réfléchit à son avenir. « Ce que j’aimerais faire c’est aider les autres. Je veux aller là où on a besoin de moi, je veux aider les gens à se connaître. » En fait, Joy envisage de devenir religieuse. « Ce n’est pas à cause de ce que les hommes m’ont fait, c’est parce que je veux aider. » Quand Rita entend Joy, elle lui répond en souriant, « tu n’as pas besoin d’être religieuse pour aider les autres, tu peux commencer maintenant. »
LIRE AUSSI :