Depuis 2014, une crise des déchets mine le quotidien des Romains. Impossible de traiter les 5 000 tonnes quotidiennes d’ordures des 3 millions d’habitants, pour cause de fermeture ou d’incendie des décharges. Rome est désormais condamnée à exporter ses poubelles dans d’autres régions d’Italie et à l’étranger. Récit d’une crise logistique sur fond de crise politique.
« Rome, ça craint ! » Massimiliano Tonelli, fondateur du blog Roma fa schifo (Rome craint), est indigné. Assis sur un banc non loin de la Porta Maggiore, en plein cœur de la capitale italienne, il n’en croit pas ses yeux. Derrière ses lunettes de soleil, ses sourcils se haussent. Exaspéré, il pointe du doigt les bennes à ordures débordantes sur le trottoir d’en face. Au sol, les sacs poubelle éventrés côtoient matelas et téléviseurs. « N’ayez crainte, la crise est démocratique : tous les quartiers sont touchés », ironise-t-il.
Bouteilles en plastique, mégots de cigarette par dizaines, emballages alimentaires ou encore coques de cacahuètes… Partout dans Rome, les ordures fleurissent dans les bacs à fleurs tandis que les déchets remplacent l’eau dans les caniveaux.
La scène est moins spectaculaire autour de la Fontaine de Trevi, du Colisée et de la Piazza del popolo. Comme pour sauver les apparences, les poubelles débordent un peu moins dans les zones touristiques. Mais les quartiers résidentiels ne font pas illusion.
Où traiter les 5 000 tonnes de déchets ?
Depuis 2014, Rome a du mal à trouver une place à ses 5 000 tonnes de détritus par jour. La raison ? La décharge la plus importante de Rome et aussi d’Europe, appelée Malagrotta, a fermé ses portes. Ses dirigeants ont été condamnés en 2014 par la justice italienne pour gestion illégale de déchets. L’usine les broyait sans même les traiter ou les trier. « Il y a cinq ans, on jetait tout à Malagrotta, décrypte la démocrate Estella Marino, assesseure à l’environnement de 2013 à 2015 au sein de l’équipe du maire Ignazio Marino. Mais on a dû arrêter parce que les lois italiennes en matière d’environnement n’étaient pas respectées et Rome s’est fait rappeler à l’ordre par l’Union européenne ».
Aujourd’hui seules deux usines de traitement des déchets (TMB) sont encore en activité dans la périphérie de la ville : à Salario et à Rocca Cencia. Problème, 44 % des déchets romains sont issus du tri sélectif et les deux décharges restantes sont incapables de les traiter. D’autant plus que l’usine TMB Salario a brûlé le 11 décembre dernier, fragilisant encore la situation. La ville est désormais condamnée à exporter ses poubelles dans d’autres régions italiennes et à l’étranger, notamment en Autriche.
L’une des promesses de campagne de Virginia Raggi du parti populiste Mouvement 5 étoiles (M5S) était de résoudre cette crise. Depuis son arrivée à la tête de la ville de Rome, en juin 2016, la nouvelle maire ne cesse de prôner la réduction des ordures pour atteindre le niveau « zéro déchet », sans chercher à construire un lieu pour les recycler et les traiter. Rêve utopique. « Virginia Raggi (M5S) a mis fin à la politique de recyclage des déchets que nous avions entreprise sous Marino, se moque Estella Marino, ex-adjointe à l’environnement. Cinq ans après, la mairie n’a toujours pas de plan ».
Service public minimum
Direction Torpignattara, au sud est de la ville où des street artists se sont emparés de la question des déchets. Non loin du métro, une fresque réalisée par le collectif « ETAM cru » court sur la façade d’un immeuble de huit étages. Sur 32 mètres de haut, un homme sirotant un café est représenté dans une poubelle. Ce quartier est en quelque sorte l’emblème de la crise qui sévit à Rome. « Là, nous assistons à une situation classique : trois matelas gisent au sol et la poubelle censée accueillir uniquement du plastique déborde de cartons à pizza…, s’attriste Ornella Vaiani, Franco-Italienne installée à Rome depuis onze ans. Ce quartier est laissé à l’abandon par les pouvoirs publics ». La prolifération d’ordures l’a poussée à déménager dans un quartier mieux entretenu. « Quand les poubelles sont pleines, les habitants du quartier déposent leurs ordures par terre, se souvient Ornella en grimaçant. L’été, c’est atroce. Ça colle et ça sent mauvais, parce que les éboueurs, lorsqu’ils ramassent les poubelles, ne passent jamais le jet d’eau autour des bennes ».
A Rome, le ramassage des ordures ne s’effectue pas de porte à porte, comme en France. Les rues sont ponctuées par d’imposantes bennes à ordures dans lesquelles – et souvent autour desquelles – chaque habitant jette ses poubelles. Officiellement, les ordures doivent être triées selon cinq catégories : le plastique, le carton, le verre, les déchets organiques appelés « umido » et les déchets non recyclables. En temps normal, 6000 éboueurs sont chargés de ramasser chaque jour les milliers de tonnes de déchets des 3 millions de Romains. Employés de l’AMA (Azienda Municipale Ambiente), la société municipale chargée du ramassage et du traitement des déchets, ils travaillent en principe 24 heures sur 24 et réalisent quatre passages par jour. Mais dans les faits, le secrétaire général du syndicat majoritaire FPCGIL, Natale di Cola, avance que l’AMA traverse une crise du personnel : « Il arrive que, dans l’organisation des équipes de ramassage, le personnel, qui est insuffisant, soit déplacé ou provienne d’autres services (par exemple le balayage des rues) selon des critères de priorité et d’urgence. Ainsi, d’autres activités comme le passage du jet d’eau ne sont donc pas toujours effectuées ». Désemparé et lassé de travailler pour une entreprise au système archaïque, l’éboueur Francesco, dans son uniforme orange fluo siglé AMA avoue à demi mot : « on ramasse les déchets volontairement lentement car on n’a pas d’endroit où les mettre ».
Un système « médiéval »
Devant la décharge TMB Rocca Cencia, située à 20 kilomètres de Rome, en à peine dix minutes, une demi douzaine de camions porte-containers quitte l’usine chargés d’ordures à destination d’autres provinces. Impossible de pénétrer à l’intérieur, comme si un secret d’Etat devait être gardé. « Les journalistes n’ont pas accès aux deux usines car c’est honteux », reconnaît Alessandro Russo employé de l’AMA et membre du syndicat FPCGIL.
« L’incendie qui s’est produit en décembre dans l’usine TMB Salario n’est pas un hasard, raconte Alessandro Russo, avec des grands gestes pour mimer des montagnes de détritus. On y travaillait avec des déchets qui atteignaient le plafond, entassés depuis l’extérieur, une véritable bombe écologique mais aussi un lieu de travail on ne peut plus dangereux ». Aux abords de l’usine, le spectacle est saisissant. Les décharges sauvages encerclent la propriété de l’AMA, tout comme le long des routes de campagne qui y mènent.
Les fonds manquent pour corriger la situation. « Si tout l’argent est utilisé pour exporter les déchets, alors il n’y a plus d’argent pour réparer les machines », s’insurge Alessandro Russo. Le système est « médiéval », s’indigne-t-il. Sur les 2200 engins dont dispose l’AMA, la moitié ne fonctionne pas. Le coût de l’export est exorbitant : rien que pour l’Autriche, Rome dépense 138 euros par tonne — sans compter les frais de déplacement — soit un total de 14 millions d’euros par an. Aux machines défectueuses non réparées, s’ajoute le personnel non remplacé : des facteurs qui aggravent davantage au dysfonctionnement des services assurés par l’AMA.
Y a–t‑il un pilote dans le camion poubelle ?
Dans un quartier excentré du sud de Rome, devant les deux grandes tours vitrées de l’AMA, cinq journalistes de la presse italienne sont impatients. Debout, téléphone en main et à l’affût du moindre claquement de porte, ils font les cent pas en attendant la sortie du Président de l’AMA, Lorenzo Bagnacani. Ce 18 février, le dirigeant a été destitué par la maire de Rome Virginia Raggi. Après des dizaines de réunions, la ville n’a toujours pas accordé le budget 2017 de sa société municipale, ni versé la moindre somme d’argent. Une aberration. Deux ans après, il reste le point de désaccord entre la Mairie et l’AMA. En cause, la ville refuse de verser à l’entreprise 18 millions d’euros pour avoir assuré l’entretien des cimetières il y a deux ans. Le budget annuel de l’AMA s’élève à 800 millions d’euros. « Ce n’est pas normal que le budget de 2017 n’ait toujours pas été validé. C’est ridicule ! 18 millions d’euros, c’est une goutte d’eau », souligne excédé, Daniele Fortini ancien président de l’AMA entre 2006 et 2014. Sans le budget approuvé, pas de plan industriel, pas de réorganisation possible et le salaire des 7500 employés de l’AMA en jeu. «La non-approbation du budget, les salaires en péril chaque mois et les véhicules à l’arrêt pèsent sur la santé morale des travailleurs », insiste le syndicaliste Natale di Cola.
Déjà privée d’un adjoint à l’environnement depuis le 8 février, la Mairie — qui n’a pas répondu à nos sollicitations — n’a pas hésité à se séparer du président de la société de traitement des ordures. Aujourd’hui à la ville, plus personne n’est en charge des questions environnementales liées aux déchets. Pourtant, depuis cinq ans et la fermeture de l’usine Malagrotta, Rome doit décider d’un endroit où stocker ses détritus. Une question sensible pour les Romains, qui, à tour de rôle, refusent la construction d’une usine de traitement des déchets recyclables dans leur arrondissement, appelé « Municipio ».
« Not in my backyard »
« C’est fou de traiter les déchets dans une usine proche des habitations, des écoles et des rivières » s’étonne Givanni Caudo, maire du IIIe Municipio. Dans son arrondissement, se trouve l’usine incendiée en décembre dernier. Pour lui, cet incident a un impact à la fois négatif et positif : il ne se satisfait pas de « voir proliférer les déchets sur les trottoirs » mais il se réjouit de ne plus voir fonctionner l’usine pour « préserver la santé de [s]es concitoyens ».
L’expression « not in my backyard », revient comme un slogan dans la bouche des acteurs touchés par la crise. « Personne ne veut d’usine “dans son jardin”, c’est pas facile pour Rome de décider où mettre ses déchets. J’en sais quelque chose, plaisante Estella Marino. Lors de sa campagne municipale, le M5S a promis aux citoyens qu’il n’en construirait pas. Mais on ne peut pas gérer une politique environnementale avec du populisme ! ».
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