Alors que les Italiens délaissent progressivement les églises, les migrants philippins de Rome ne cessent de s’investir pour faire (re)vivre la religion catholique.
Dans la basilique romaine, plus d’une centaine de fidèles se bousculent pour assister à la messe du dimanche. « On ne voit vraiment rien d’ici ! », déplore une vieille femme contrainte de rester au fond de la nef. Après un instant de réflexion, elle ressort de l’église et revient avec une chaise en plastique, qu’elle déplie près des portes battantes. Devant elle, une trentaine d’hommes et de femmes debout, dont certains avec des enfants. Tous les bancs de bois et les allées latérales sont occupés par les pratiquants, tous Philippins, absorbés par les paroles du père Ricky Gente.
Ce rassemblement n’est pourtant pas exceptionnel : « tous les dimanches, nous avons toujours autant de monde ! », affirme la sœur Carmen, membre du personnel de l’aumônerie dédiée aux Philippins. En ce 24 février, près de 500 fidèles assistent à l’une des quatre messes de la basilique Santa Pudenziana, dont trois sont officiées en tagalog, un dialecte très répandu aux Philippines.
” La religion a toujours fait partie de ma vie ”
« Mes parents, mes grands-parents, mes arrières grands-parents ; toute ma famille est très croyante. Chez nous le catholicisme se transmet de génération en génération ! », s’exclame Andrade Fe Martinez, une Philippine arrivée en 1995 en Italie. Mère d’une adolescente, la
quinquagénaire se rend tous les dimanches, au moins, à Santa Costanza, à 50 kilomètres de Rome. « Je souhaite faire partager cette tradition à ma fille, la religion a toujours fait partie de ma vie ».
Aux Philippines, plus de 80% des habitants sont de religion catholique selon l’Autorité nationale de statistique. Depuis la colonisation espagnole au XVIe siècle, l’Église y est particulièrement présente.
« L’Italie est le premier pays européen d’immigration pour cette communauté catholique », explique Luca Marin, directeur du Centre d’information et d’études sur les migrations internationales (CIEMI) à Paris. Les Philippins représentent la plus grande communauté immigrée de religion catholique à Rome : plus de 43 000 Philippins vivent dans la métropole, d’après une étude de l’IDOS, le centre italien de recherche statistique sur l’immigration.
« L’affinité religieuse joue un rôle important, mais les migrants philippins — dont la majorité sont des femmes — viennent d’abord pour le travail », analyse Luca Marin. D’après le sociologue, cette migration remonte aux années 1970. « La plupart sont très diplômés, ils viennent pour des emplois de service car les salaires sont bien plus élevés en Italie. Ils envoient ensuite une partie de l’argent gagné aux Philippines. »
” Si tu veux remplir la place Saint Pierre, appelle les Philippins ! ”
Confinés dans une salle de classe à proximité de la basilique Santa Pudenziana, les responsables de l’aumônerie des Philippins préparent l’une des plus grandes festivités de tradition philippine à Rome, le Family Day. Sur le mur blanc, un powerpoint défile pour présenter les lieux et les tâches à réaliser pour l’organisation de la festivité. Sous la lumière des néons, après plus d’une demi-heure de discussion, le débat s’anime : quels financements ? Quel rôle pour chaque église philippine ?
« Le Family Day s’inscrit dans un projet plus large : nous sommes en pleine préparation des 500 ans de l’église catholique aux Philippines. Cet anniversaire aura lieu en 2021, nous l’organisons en collaboration avec le Vatican », explique le père Aris Miranda, responsable de la commission à l’action sociale de l’aumônerie. Son rôle consiste à promouvoir la culture des Philippines et à accueillir les nouveaux migrants de la communauté à Rome.
« Les immigrés donnent un gros coup de main à l’Église catholique. L’organisation des festivités serait impossible sans eux », confie le père Beltrami, qui aide occasionnellement à l’organisation des célébrations du Vatican. Ce responsable de la congrégation des scalabriniens, une communauté en charge des questions d’immigration pour l’Église, souligne le rôle crucial des Philippins dans la survie du catholicisme à Rome. « Les migrants Philippins sont essentiels dans la manifestation même de la foi. Ils font vivre les églises, participent aux chorales, amènent des fleurs, notamment pour “La Mostra della Azalee”, une grande fête à Rome qui se tient en mai ».
Avec un enthousiasme certain, Gabriele Beltrami vante les mérites de la communauté des Philippins. « Pour la fête du 24 juin dans la basilique de Saint-Jean-de-Latran, nous avons réunis près de 10 000 personnes, dont une grande partie de la communauté philippine. Si tu veux remplir la place Saint Pierre, appelle les Philippins ! »
La ferveur religieuse de ces migrants contraste fortement avec la tendance observée en Italie depuis plusieurs années. « Chez les Italiens, la pratique de la religion baisse drastiquement, analyse le père Beltrami. Beaucoup d’Italiens ne vont plus à l’église au quotidien, mais s’y rendent uniquement lors des fêtes traditionnelles comme Noël ou Pâques. »
D’après une étude publiée par le journal italien La Stampa, les Italiens désertent les églises : ils ne sont plus qu’un sur quatre à se rendre à la messe le dimanche ou au moins plusieurs fois par mois, contre un sur deux en 2000. Une baisse considérable pour un pays où la religion catholique a longtemps occupé une place centrale dans la société.
Une communauté très structurée
La création de l’aumônerie, il y a presque 30 ans, a permis l’implication notable de la communauté philippine dans la vie de l’Église à Rome. Six commissions organisent la communauté selon des domaines précis : la jeunesse, l’éducation, la famille, l’action sociale, le culte et la planification des sacrements.
Santa Pudenziana fonctionne comme un centre de coordination, elle rassemble les 56 autres églises de la capitale italienne où se réunissent régulièrement les Philippins. L’ensemble des églises est regroupé par zone géographique, et le responsable de chaque quartier a pour rôle de faire remonter les informations au président de la commission paroissiale, Teddy Dalisay. Une véritable institution, qui compte près de 2 500 membres actifs.
Ramener les Italiens à l’église
Assise devant une petite table en bois, au sein de l’annexe de la basilique, la sœur Antonette reçoit tour à tour une dizaine de Philippins venus trouver du travail. « Chaque jour, je reçois en moyenne cinq appels de familles italiennes qui recherchent spécifiquement des travailleurs philippins. Il s’agit de propositions d’emplois de baby-sitter, de concierge, de femme de ménage ou d’homme à tout faire, explique la responsable du service emploi de l’aumônerie. Ces familles italiennes demandent des Philippins car ils savent parler anglais, mais aussi car ils possèdent une très bonne culture catholique qu’ils pourront transmettre aux enfants. Ils les amènent à l’église pour la messe du dimanche, en compagnie des parents ou non. »
« Nous avons un vrai rôle d’éducation et de transmission de la culture catholique aux jeunes », confirme Marie Rose, présidente de la commission sur l’éducation de l’aumônerie. Arrivée en 1995 en Italie, elle a exercé des emplois de baby-sitter et de gouvernante pendant plus de 10 ans. « Notre travail va bien au-delà du fait de surveiller les enfants. Notre pratique et nos connaissances religieuses permettent de transmettre la culture chrétienne, et de faire vivre ainsi la religion catholique, explique-t-elle avec fierté. Je travaille encore pour des familles des hautes sphères de la société, en majorité de tradition catholique. Et quand mes employeurs sont âgés, ils m’arrivent souvent de les aider à se rendre à l’église le dimanche. »
Selon Marie Rose, une cinquantaine de Philippins de la basilique Santa Pudenziana exerce ce type de fonction, pour un salaire d’environ 8 euros de l’heure. Mais la responsable du service emploi de l’aumônerie, sœur Antonette, a constaté plusieurs abus de la part des employeurs italiens. « Il est arrivé que certains Philippins ne soient rémunérés que 5€ de l’heure, ce qui est illégal. Il y a trois jours, une femme est venue me voir car son employeur ne l’a pas payé de la semaine. Dans ces cas-là on essaie de blacklister les familles, mais nous n’avons pas d’autres pouvoirs quand les travailleurs sont sans papiers ».
Mais comme dans les familles italiennes, la prégnance de la culture catholique chez les Philippins semble de moins en moins forte. Certains adolescents font partie de la troisième génération d’immigrés, et n’ont donc pas connu la même éducation que leurs parents ou grands-parents, qui se rendaient tous les jours à l’église comme il est de coutume aux Philippines.
« Je sens bien la différence entre moi et mes amies nées en Italie », constate Ayrra, une jeune femme de 22 ans. Les yeux au ciel, elle se remémore son adolescence : « quand on était plus jeunes, elles avaient déjà intégré la culture occidentale beaucoup plus libertaire, alors que moi je me rendais à l’église pour prier. Aujourd’hui je n’ai dans mon entourage que des amies très croyantes. Mais avec le temps c’est certain, les Philippins se comporteront comme les Italiens, et ils iront de moins en moins à l’Église… »