Être une victime italienne d’abus sexuels commis par des prêtres, c’est mener un combat sur deux fronts : faire reconnaître sa souffrance et vivre dans un pays «à part » concernant sa relation avec l’Église catholique. Du 21 au 24 février, les dirigeants de l’Église étaient réunis à Rome pour aborder la question à la demande du Pape François. Dans une Italie qui détourne le regard, ces victimes peinent à se faire entendre.
«Pourquoi vous me remerciez ? Vous plaisantez ?!». Arturo Borelli éclate de rire. Il vient de recevoir un énième remerciement de la part d’un journaliste. Celui-ci vient de prendre son numéro pour une future interview. Arturo se rapproche de lui, le serre dans ses bras massifs et l’embrasse vigoureusement sur la joue. « Voilà! Là vous pouvez dire merci» s’exclame t‑il avant de sortir son paquet de cigarette. Il est quinze heures. Mercredi 20 Février. La Via Paolo 6 qui jouxte la place Saint-Pierre est encore remplie de journalistes. Des membres de l’association de victimes Ending Clergy Abuse (Stop aux abus du clergé) sont reçus par des prêtres, à l’abri des regards. D’autres victimes tiennent le pavé et enchaînent les interviews.
Venus du monde entier à l’occasion du sommet pontifical sur la pédophilie, ils réclament la tolérance zéro pour les membres du clergé. Arturo est aussi présent pour raconter son histoire. Il est venu pour soutenir son ami Federico Zanardi, membre de ECA et président du collectif Rete L’Abuso qui vient en aide aux victimes italiennes d’abus sexuels perpétrés par des prêtres. Être abusé par un membre du clergé italien, c’est se heurter à un mur d’indifférence, à un système judiciaire vicié, et à une presse atone.
Violences et silences
«Je viens d’une famille napolitaine très religieuse» explique Arturo. «J’ai subi mes premiers attouchements vers douze ans. Le prêtre de mon quartier avait une méthode bien rodé. Il me faisait regarder L’Exorciste pour me faire pleurer et jouer avec ma psychologie. Il séchait mes larmes et me disait qu’il était du côté du Bien et non du côté de Satan». Ce Napolitain de 43 ans, père d’une petite fille et fan invétéré du club de football de Naples, a été abusé dans les années 80. Les attouchements ont duré quatre ans, de douze à seize ans.
Arturo découvre à treize ans que son agresseur se rapproche de ses parents pour ne pas éveiller les soupçons. Le prêtre dîne avec sa famille chaque dimanche, ce qui provoque des malaises répétées pour Arturo. Tétanisé à l’idée d’en parler à ses parents, il se tourne vers un autre prêtre de sa paroisse. Réponse du religieux : «La prière est ton seul salut mon fils…». En grandissant, il parvient à s’émanciper de l’emprise de son agresseur. À seize ans, Arturo ne va plus trop à l’église, se renseigne sur les abus sexuels à l’étranger, apprends le droit en cours du soir, pense à un éventuel procès mais ne franchit jamais le pas, de peur d’être rejeté par sa famille.
Arturo n’a pas le choix, il quitte Naples pour Milan. Ses parents ne comprennent pas sa décision. Jusqu’au 15 Février 2013, jour où il accuse publiquement le prêtre au micro d’une radio milanaise. «Je venais de me renseigner sur les affaires d’abus sexuels aux Etats — Unis. Cela m’a motivé pour enfin parler de mon histoire» explique t‑il tout en rallumant une autre cigarette et soupire : «Il y a une omerta structurelle en Italie. Sur le plan judiciaire, médiatique et politique. Nous nous battons seuls».
L’Italie, ground zero de la lutte pour les victimes d’abus sexuels
Francesco Zanardi est en colère. Il espérait un entretien avec le pape. «Je suis furieux mais pas surpris, éructe t‑il. Jamais il n’a souhaité nous recevoir. Être italien et avoir été abusé sexuellement, c’est un peu comme vivre en plein Ground Zero». Le président de Rete L’Abuso, abusé par un évêque de douze à quatorze ans, est en première ligne pour défendre les victimes italiennes. Au front et terriblement seul … «C’est la seule association italienne. Nous sommes un pays de 60 millions d’habitants, avec 223 diocèses et j’étais le seul italien présent à la réunion …» déplore t‑il. Pour lui, la question des abus sexuels est taboue en Italie. Le gouvernement italien n’a toujours pas ouvert une seule commission d’enquête. Zanardi déplore qu’il n’y ait eu «que cinq procès pour pédophilie dans l’Église italienne et une seule condamnation».
Arturo Borelli échange sans cesse avec des victimes d’autres pays. «C’est vraiment bien ce qu’ils font, j’aurais aimé être né là bas. Moi, j’ai dû employer les grands moyens ne serait ce que pour que l’on daigne me regarder» s’exclame t‑il. Début février, Arturo s’est enchaîné à un poteau devant le Vatican dans une tentative désespérée pour faire entendre son histoire. Et l’activisme des étrangers renforce ce sentiment d’abandon : «Quand je vois ce que font les Anglo-Saxons ou encore Miguel Hurtado et Jacques Hoffner, je me dis que nous sommes à la traîne en Italie». Sur le plan de l’activisme, Miguel Hurtado est «un exemple» pour Arturo.
Son histoire a été très médiatisée en Espagne depuis deux mois. Ce catalan de trente six ans, membre de l’association ECA, a été abusé à quatorze ans. Il n’a révélé son histoire qu’en janvier dernier lors d’une conférence de presse. Il a participé au documentaire de Netflix Examen de Conscience. Depuis son témoignage, neuf autres personnes ont déclaré avoir été abusées par le même prêtre. En seulement quelques semaines, l’Église espagnole a créé une commission d’enquête interne. Une autre a été lancée par la justice espagnole et il a été reçu avec les neufs autres victimes par un groupe parlementaire au début du mois.
Jacques Hoffner, victime franco-suisse, est quand à lui venu spécialement au sommet pour faire part de son expérience. Dès 2011, il crée la SAPEC, une association de protections des victimes dans le but de faire pression sur les parlementaires suisses. «Je m’inspire du modèle belge, afin de créer une commission libre et indépendante». En 2015, la commission suisse voit le jour. En quatre ans, elle a permit d’ouvrir quarante enquêtes, qui ont débouchés sur vingt condamnations et sur une dizaine indemnisations. Une première victoire pour Jacques. «Je souhaite développer ce modèle dans d’autre pays et notamment ici, en Italie» précise t‑il.
Une souffrance inaudible et une surdité étatique
Pour les victimes italiennes, les coupables sont tout trouvés : la presse et l’État italien. Les journaux sont accusés de collusion avec L’Église italienne. Le désintérêt est tel qu’au moment où Zanardi a organisé une conférence de presse , spécialement pour la presse italienne la veille du sommet pontifical, « aucun journaliste ne s’est présenté ».
«Ici, on ne dit pas de mal de l’Église» .
Federico Tulli, journaliste de l’hebdomadaire Left.
Emiliano Fittipaldi, journaliste d’investigation à l’hebdomadaire L’Espresso , auteur du livre «Luxure » sortie en 2017 et traitant des abus sexuels dans l’Église italienne, confirme cette situation. Pour Fittipaldi, la presse a une responsabilité «énorme». Elle n’a tout simplement jamais traité sérieusement des affaires de pédophilie dans l’Église italienne. Cela s’explique par des causes « historiques, culturelles et politiques. L’autorité morale de l’Église a toujours été supérieure à celle de l’Etat Italien». Le journaliste d’investigation affirme que «pour un journaliste italien, il est plus facile d’enquêter sur la Mafia que sur l’Église, l’autocensure est présente dans toutes les rédactions». Il s’interroge sur «la crédibilité de la presse italienne qui doit jouer un rôle de porte-voix pour toutes ses victimes comme c’est le cas à l’étranger». Arturo, lui, en veut plus particulièrement aux autorités italiennes. «À aucun moment ils ne m’ont pris au sérieux. Après mon dépôt de plainte, les policiers m’ont dit que les faits étaient prescrits et qu’ils devaient informer le cardinal de Naples de ma plainte». Il fera plusieurs tentatives de suicide après cette plainte infructueuse.
C’est ce climat de collusion que dénonce le journaliste du magazine Left , hebdomadaire romain très engagé à gauche, Federico Tulli. Son livre «Église et pédophilie, le cas italien», sortie en 2014, attaque frontalement les liaisons dangereuses entre le clergé italien et le Saint-Siège. Il partage la critique de Fittipaldi sur la presse italienne : «Ici, on ne dit pas de mal de l’Église. Rarement dans la presse écrite et jamais à la télévision». Tulli explique qu’il a recensé avec Zanardi, au moins un cas de pédophilie pour chacun des 223 diocèses italiens sur ces vingt dernières années. Le traitement médiatique est toujours complaisant selon Tulli : «Prenez l’exemple de la tolérance zéro prônée par le pape. En Italie, on va expliquer que c’est une bonne chose en occultant le contexte de révélations d’abus sexuels qui a poussé le pape a faire cette déclaration». Mais l’influence politique du Vatican se traduit également dans la loi italienne.
Francesco Zanardi, président de l’association Rede Abuso.
«Sans les autres pays, nous resterons inaudibles et invisibles» .
Ce n’est qu’en 1996, après une âpre bataille politique, que les députés de gauche ont fait changer la loi sur le viol. Le viol devenant un crime et non plus un délit. «L’ancien parti démocrate, sous la pression conjuguée du Vatican et de l’Église italienne freinait des quatres fers» avance Tulli. Néanmoins, il «reste beaucoup à faire sur un plan légal» pour Arturo. En 1929, le Saint Siège et le Royaume d’Italie signent les accords du Latran. L’acte de naissance du Vatican comme entité étatique. Cet accord comportait le Concordat, qui régit les relations judiciaires entre l’Église et l’État italien. Et, au grand désespoir de Tulli, l’article 4 du Concordat indique que «les évêques qui sont au courant d’un cas de pédophilie d’un prêtre ne sont pas tenus d’informer la magistrature italienne». «Quand j’ai appris l’existence de cet article, j’ai cru devenir fou» explique Arturo. En 2014, la commission pour les droit des enfants de l’ONU a envoyé une lettre d’intention à l’Italie en 2014 pour lui demander de supprimer cet article sous cinq ans. Devant l’absence de réponse, elle a provoqué une conférence de presse à New York en Janvier pour inviter l’Italie a répondre a ses demandes. Toujours sans réponse.
Arturo n’a plus de cigarettes. Mais il sourit et en demande une autre à un touriste néerlandais. Tous les journalistes sont partis. La Via Paolo 6 est de nouveau paisible. Francesco Zanardi rejoint les autres membres de l’association Ending Clergy Abuse . «J’ai rencontré des journalistes du monde entier. Bon, pas d’Italiens mais ça je m’y attendais. Nous, victimes italiennes, n’y arriverons pas sans l’aide étrangère pour faire pression sur l’État et l’Église italienne. Sans les autres pays nous resterons inaudibles et invisibles».