Abus sexuels dans l’Église : en Italie, les victimes assignées au silence

Écrit par
Marc Logelin
Une enquête réal­isé par
Marc Logelin et Pauline Coif­fard à Rome

Être une vic­time ital­i­enne d’abus sex­uels com­mis par des prêtres, c’est men­er un com­bat sur deux fronts : faire recon­naître sa souf­france et vivre dans un pays «à part » con­cer­nant sa rela­tion avec l’Église catholique. Du 21 au 24 févri­er, les dirigeants de l’Église étaient réu­nis à Rome pour abor­der la ques­tion à la demande du Pape François. Dans une Ital­ie qui détourne le regard, ces vic­times peinent à se faire entendre.

«Pourquoi vous me remer­ciez ? Vous plaisan­tez ?!». Arturo Borel­li éclate de rire. Il vient de recevoir un énième remer­ciement de la part d’un jour­nal­iste. Celui-ci vient de pren­dre son numéro pour une future inter­view. Arturo se rap­proche de lui, le serre dans ses bras mas­sifs et l’embrasse vigoureuse­ment sur la joue. « Voilà! Là vous pou­vez dire mer­ci» s’exclame t‑il avant de sor­tir son paquet de cig­a­rette. Il est quinze heures. Mer­cre­di 20 Févri­er. La Via Pao­lo 6 qui jouxte la place Saint-Pierre est encore rem­plie de jour­nal­istes. Des mem­bres de l’association de vic­times End­ing Cler­gy Abuse (Stop aux abus du clergé) sont reçus par des prêtres, à l’abri des regards. D’autres vic­times tien­nent le pavé et enchaî­nent les interviews. 

Venus du monde entier à l’oc­ca­sion du som­met pon­tif­i­cal sur la pédophilie, ils récla­ment la tolérance zéro pour les mem­bres du clergé. Arturo est aus­si présent pour racon­ter son his­toire. Il est venu pour soutenir son ami Fed­eri­co Zanar­di, mem­bre de ECA et prési­dent du col­lec­tif Rete L’Abu­so qui vient en aide aux vic­times ital­i­ennes d’abus sex­uels per­pétrés par des prêtres. Être abusé par un mem­bre du clergé ital­ien, c’est se heurter à un mur d’indifférence, à un sys­tème judi­ci­aire vicié, et à une presse atone.

Violences et silences

Arturo Borel­li.
©Marc Logelin

«Je viens d’une famille napoli­taine très religieuse» explique Arturo. «J’ai subi mes pre­miers attouche­ments vers douze ans. Le prêtre de mon quarti­er avait une méth­ode bien rodé. Il me fai­sait regarder L’Exorciste pour me faire pleur­er et jouer avec ma psy­cholo­gie. Il séchait mes larmes et me dis­ait qu’il était du côté du Bien et non du côté de Satan». Ce Napoli­tain de 43 ans, père d’une petite fille et fan invétéré du club de foot­ball de Naples, a été abusé dans les années 80. Les attouche­ments ont duré qua­tre ans, de douze à seize ans. 

Arturo décou­vre à treize ans que son agresseur se rap­proche de ses par­ents pour ne pas éveiller les soupçons. Le prêtre dîne avec sa famille chaque dimanche, ce qui provoque des malais­es répétées pour Arturo. Tétanisé à l’idée d’en par­ler à ses par­ents, il se tourne vers un autre prêtre de sa paroisse. Réponse du religieux : «La prière est ton seul salut mon fils…». En gran­dis­sant, il parvient à s’émanciper de l’emprise de son agresseur. À seize ans, Arturo ne va plus trop à l’église, se ren­seigne sur les abus sex­uels à l’étranger, apprends le droit en cours du soir, pense à un éventuel procès mais ne fran­chit jamais le pas, de peur d’être rejeté par sa famille. 

Arturo n’a pas le choix, il quitte Naples pour Milan. Ses par­ents ne com­pren­nent pas sa déci­sion. Jusqu’au 15 Févri­er 2013, jour où il accuse publique­ment le prêtre au micro d’une radio milanaise. «Je venais de me ren­seign­er sur les affaires d’abus sex­uels aux Etats — Unis. Cela m’a motivé pour enfin par­ler de mon his­toire» explique t‑il tout en ral­lumant une autre cig­a­rette et soupire : «Il y a une omer­ta struc­turelle en Ital­ie. Sur le plan judi­ci­aire, médi­a­tique et poli­tique. Nous nous bat­tons seuls».

L’Italie, ground zero de la lutte pour les victimes d’abus sexuels 

Francesco Zanar­di, prési­dent de l’as­so­ci­a­tion Rede Abu­so.
© Marc Logelin

Francesco Zanar­di est en colère. Il espérait un entre­tien avec le pape. «Je suis furieux mais pas sur­pris, éructe t‑il. Jamais il n’a souhaité nous recevoir. Être ital­ien et avoir été abusé sex­uelle­ment, c’est un peu comme vivre en plein Ground Zero». Le prési­dent de Rete L’Abu­so, abusé par un évêque de douze à qua­torze ans, est en pre­mière ligne pour défendre les vic­times ital­i­ennes. Au front et ter­ri­ble­ment seul … «C’est la seule asso­ci­a­tion ital­i­enne. Nous sommes un pays de 60 mil­lions d’habitants, avec 223 diocès­es et j’étais le seul ital­ien présent à la réu­nion …» déplore t‑il. Pour lui, la ques­tion des abus sex­uels est taboue en Ital­ie. Le gou­verne­ment ital­ien n’a tou­jours pas ouvert une seule com­mis­sion d’en­quête. Zanar­di déplore qu’il n’y ait eu «que cinq procès pour pédophilie dans l’Église ital­i­enne et une seule con­damna­tion».   

Arturo Borel­li échange sans cesse avec des vic­times d’autres pays. «C’est vrai­ment bien ce qu’ils font, j’aurais aimé être né là bas. Moi, j’ai dû employ­er les grands moyens ne serait ce que pour que l’on daigne me regarder» s’exclame t‑il. Début févri­er, Arturo s’est enchaîné à un poteau devant le Vat­i­can dans une ten­ta­tive dés­espérée pour faire enten­dre son his­toire. Et l’activisme des étrangers ren­force ce sen­ti­ment d’a­ban­don : «Quand je vois ce que font les Anglo-Sax­ons ou encore Miguel Hur­ta­do et Jacques Hoffn­er, je me dis que nous sommes à la traîne en Ital­ie».  Sur le plan de l’activisme, Miguel Hur­ta­do est «un exem­ple» pour Arturo. 

Miguel Hur­ta­do, une vic­time espag­nole.
©Marc Logelin

Son his­toire a été très médi­atisée en Espagne depuis deux mois. Ce cata­lan de trente six ans, mem­bre de l’as­so­ci­a­tion ECA, a été abusé à qua­torze ans. Il n’a révélé son his­toire qu’en jan­vi­er dernier lors d’une con­férence de presse. Il a par­ticipé au doc­u­men­taire de Net­flix Exa­m­en de Con­science. Depuis son témoignage, neuf autres per­son­nes ont déclaré avoir été abusées par le même prêtre. En seule­ment quelques semaines, l’Église espag­nole a créé une com­mis­sion d’en­quête interne. Une autre a été lancée par la jus­tice espag­nole et il a été reçu avec les neufs autres vic­times par un groupe par­lemen­taire au début du mois.

Jacques Hoffn­er, vic­time fran­co-suisse, est quand à lui venu spé­ciale­ment au som­met pour faire part de son expéri­ence. Dès 2011, il crée la SAPEC, une asso­ci­a­tion de pro­tec­tions des vic­times dans le but de faire pres­sion sur les par­lemen­taires suiss­es. «Je m’in­spire du mod­èle belge, afin de créer une com­mis­sion libre et indépen­dante». En 2015, la com­mis­sion suisse voit le jour. En qua­tre ans, elle a per­mit d’ouvrir quar­ante enquêtes, qui ont débouchés sur vingt con­damna­tions et sur une dizaine indem­ni­sa­tions. Une pre­mière vic­toire pour Jacques. «Je souhaite dévelop­per ce mod­èle dans d’autre pays et notam­ment ici, en Ital­ie» pré­cise t‑il.

Une souffrance inaudible et une surdité étatique 

Pour les vic­times ital­i­ennes, les coupables sont tout trou­vés : la presse et l’État ital­ien. Les jour­naux sont accusés de col­lu­sion avec L’Église ital­i­enne. Le dés­in­térêt est tel qu’au moment où Zanar­di a organ­isé une con­férence de presse , spé­ciale­ment pour la presse ital­i­enne la veille du som­met pon­tif­i­cal, « aucun jour­nal­iste ne s’est présenté ».


«Ici, on ne dit pas de mal de l’Église» .


Fed­eri­co Tul­li, jour­nal­iste de l’heb­do­madaire Left.

Emil­iano Fit­ti­pal­di, jour­nal­iste d’investigation à l’heb­do­madaire L’Espresso , auteur du livre «Lux­u­re » sor­tie en 2017 et trai­tant des abus sex­uels dans l’Église ital­i­enne, con­firme cette sit­u­a­tion. Pour Fit­ti­pal­di, la presse a une respon­s­abil­ité «énorme». Elle n’a tout sim­ple­ment jamais traité sérieuse­ment des affaires de pédophilie dans l’Église ital­i­enne. Cela s’explique par des caus­es « his­toriques, cul­turelles et poli­tiques. L’autorité morale de l’Église a tou­jours été supérieure à celle de l’Etat Ital­ien». Le jour­nal­iste d’in­ves­ti­ga­tion affirme que «pour un jour­nal­iste ital­ien, il est plus facile d’enquêter sur la Mafia que sur l’Église, l’au­to­cen­sure est présente dans toutes les rédac­tions». Il s’interroge sur «la crédi­bil­ité de la presse ital­i­enne qui doit jouer un rôle de porte-voix pour toutes ses vic­times comme c’est le cas à l’étranger». Arturo, lui, en veut plus par­ti­c­ulière­ment aux autorités ital­i­ennes. «À aucun moment ils ne m’ont pris au sérieux. Après mon dépôt de plainte, les policiers m’ont dit que les faits étaient pre­scrits et qu’ils devaient informer le car­di­nal de Naples de ma plainte». Il fera plusieurs ten­ta­tives de sui­cide après cette plainte infructueuse.

Une du numéro de Mars 2019 de Left : ” L’Église et la pédophilie, une com­plic­ité d’É­tat ” .
© Left

C’est ce cli­mat de col­lu­sion que dénonce le jour­nal­iste du mag­a­zine Left , heb­do­madaire romain très engagé à gauche, Fed­eri­co Tul­li. Son livre «Église et pédophilie, le cas ital­ien», sor­tie en 2014, attaque frontale­ment les liaisons dan­gereuses entre le clergé ital­ien et le Saint-Siège. Il partage la cri­tique de Fit­ti­pal­di sur la presse ital­i­enne : «Ici, on ne dit pas de mal de l’Église. Rarement dans la presse écrite et jamais à la télévi­sion». Tul­li explique qu’il a recen­sé avec Zanar­di, au moins un cas de pédophilie pour cha­cun des 223 diocès­es ital­iens sur ces vingt dernières années. Le traite­ment médi­a­tique est tou­jours com­plaisant selon Tul­li : «Prenez l’exemple de la tolérance zéro prônée par le pape. En Ital­ie, on va expli­quer que c’est une bonne chose en occul­tant le con­texte de révéla­tions d’abus sex­uels qui a poussé le pape a faire cette déc­la­ra­tion». Mais l’influence poli­tique du Vat­i­can se traduit égale­ment dans la loi italienne.


«Sans les autres pays, nous res­terons inaudi­bles et invisibles» .

Francesco Zanar­di, prési­dent de l’as­so­ci­a­tion Rede Abuso.
Sig­na­ture des accords du Latran entre Mus­soli­ni et le car­di­nal Pietro Gasperinni.

Ce n’est qu’en 1996, après une âpre bataille poli­tique, que les députés de gauche ont fait chang­er la loi sur le viol. Le viol devenant un crime et non plus un délit. «L’ancien par­ti démoc­rate, sous la pres­sion con­juguée du Vat­i­can et de l’Église ital­i­enne freinait des qua­tres fers» avance Tul­li. Néan­moins, il «reste beau­coup à faire sur un plan légal» pour Arturo. En 1929, le Saint Siège et le Roy­aume d’Italie sig­nent les accords du Latran. L’acte de nais­sance du Vat­i­can comme entité éta­tique. Cet accord com­por­tait le Con­cor­dat, qui régit les rela­tions judi­ci­aires entre l’Église et l’É­tat ital­ien. Et, au grand dés­espoir de Tul­li, l’article 4 du Con­cor­dat indique que «les évêques qui sont au courant d’un cas de pédophilie d’un prêtre ne sont pas tenus d’informer la mag­i­s­tra­ture ital­i­enne». «Quand j’ai appris l’existence de cet arti­cle, j’ai cru devenir fou» explique Arturo. En 2014, la com­mis­sion pour les droit des enfants de l’ONU a envoyé une let­tre d’intention à l’Italie en 2014 pour lui deman­der de sup­primer cet arti­cle sous cinq ans. Devant l’absence de réponse, elle a provo­qué une con­férence de presse à New York en Jan­vi­er pour inviter l’Italie a répon­dre a ses deman­des. Tou­jours sans réponse.

Arturo n’a plus de cig­a­rettes. Mais il sourit et en demande une autre à un touriste néer­landais. Tous les jour­nal­istes sont par­tis. La Via Pao­lo 6 est de nou­veau pais­i­ble. Francesco Zanar­di rejoint les autres mem­bres de l’as­so­ci­a­tion End­ing Cler­gy Abuse . «J’ai ren­con­tré des jour­nal­istes du monde entier. Bon, pas d’Italiens mais ça je m’y attendais. Nous, vic­times ital­i­ennes, n’y arriverons pas sans l’aide étrangère pour faire pres­sion sur l’État et l’Église ital­i­enne. Sans les autres pays nous res­terons inaudi­bles et invis­i­bles».

Des mem­bres de l’as­so­ci­a­tion End­ing Cler­gy Abuse devant la Place Saint-Pierre.
©Marc Logelin

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