Des activistes de gauche et surtout d’extrême gauche s’approprient des lieux temporairement inoccupés. Ils y mènent des actions sociales et culturelles, une façon de faire de la politique en dehors du cadre partisan et institutionnel.
Rue Monte Bianco à Rome, vendredi 22 février. Des milliers de Romains sont réunis. Beaucoup d’entre eux brandissent des drapeaux antifascistes, d’autres des drapeaux rouges arborant la faucille et le marteau. Dans ce quartier du nord-est de la capitale italienne s’apprête à démarrer, comme tous les ans, une marche en hommage à Valerio Verbano. Ce militant antifasciste et communiste de 19 ans a été assassiné par un groupe fasciste, dans cette même rue, 89 ans plus tôt. Depuis, pour l’extrême-gauche, il est devenu un symbole de la résistance en Italie. Avant le départ du cortège, citoyens, groupes, associations, sont venus déposer des fleurs au-dessous de la plaque commémorative dressée devant la résidence où il vécut ses derniers instants. Sur l’un des bouquets rouges, un bout de papier porte l’inscription en italien : « les compagnons du C.S.O.A CORTO CIRCUITO ». CSOA comme centre social occupé et autogéré. Le Corto Circuito est l’un des plus anciens d’Italie.
Tout ce que nous faisons est politique.
Dans le pays, il en existe des centaines et leur nombre varie au gré des ouvertures et expulsions. « Tout ce que nous faisons est politique, car notre action est sociale, mais nous n’agissons pas comme un parti politique », explique Stefano, occupant de la Casale Podere Rosa, grande maison dans le quartier de San Basilio (Rome) devenue un centre social il y a vingt-six ans. Pour Chiara, l’une des responsables de l’Ex-Lavanderia, un autre centre social de la capitale, il s’agit de faire de la politique différemment : « Nous organisons des projections de film, des expositions, des discussions, c’est une manière indirecte de faire de la politique. »
Le phénomène voit le jour dans les années 1970 lors du mouvement autonome, un mouvement révolutionnaire communiste, anti-capitaliste et anti-institutions. Des groupes d’étudiants et d’ouvriers commencent à se rassembler et à squatter des lieux abandonnés, souvent publics. À la fois pour leur redonner vie mais aussi, de manière symbolique, pour briser les règles institutionnelles comme l’explique Gianni Piazza, professeur en sciences sociales et politiques à l’Université de Catane (Sicile). Aujourd’hui, à Rome comme dans le reste de l’Italie, des militants de la gauche radicale continuent de vivre dans ces centres sociaux.
Les centres sociaux constituent « un réseau informel de revendications sociales », explique Stefano Fassina, député de la Gauche italienne et ancien vice-ministre de l’Economie et des Finances. Des revendications à la fois locales — lutter contre la spéculation immobilière, la rénovation urbaine, la gentrification, la précarité, le manque de services culturels… — mais aussi globales : condamner le racisme, le néo fascisme, le sexisme, le capitalisme, la guerre, la militarisation, la répression de l’Etat… Il en existe autant que de centres, véritable fourre-tout revendicatif et idéologique. Les centres sociaux ont, en outre, pris part au mouvement populaire NO TAV (protestation contre le projet de construction de la ligne de train Lyon-Turin).
Certains centres sont plus engagés et plus radicaux que d’autres. Au fil des années, des activistes sont devenus hommes politiques comme Daniele Farina, membre de la Gauche Italienne. L’alliance d’un centre social napolitain, l’Ex OPG « Je so’ pazzo », avec des partis communistes et d’autres centres sociaux du pays, est allée jusqu’à la formation d’un parti politique en 2017 : le Potere al popolo! (Pouvoir au peuple !). Mais celui-ci a obtenu seulement 1,13 % des voix aux élections générales de l’année dernière.
À l’inverse, « il y a des centres plus axés sur la culture, la promotion de musique indépendante et d’un mode de vie alternatif », explique le professeur en sciences politiques. C’est le cas du centre Romain, Defrag : « Nous ne menons pas d’action politique mais tout le monde sait que nous sommes de gauche », confie Alex, l’un des responsables. Il reconnaît même ne pas savoir si toutes les personnes qui fréquentent l’espace partagent leurs idées politiques. « Quand nous organisons des concerts de métal, il y a peut-être des personnes de droite qui viennent, nous ne vérifions pas », poursuit-il. En revanche, pour Giampaolo, responsable de la Casale Podere Rosa, il n’est pas question de laisser entrer n’importe qui : « Tout le monde peut venir dans notre centre à condition de partager nos idées, nous n’accepterons jamais de fascistes par exemple ».
Quand la gauche va mal
« Ici, nous sommes tous de gauche, mais les gens ne votent plus, affirme, à ses côtés, Stefano, il est devenu difficile de réunir les gens entre eux ». Le Parti Démocrate, principal parti social-démocrate en Italie, exerçait encore le pouvoir (depuis 2013) avant la victoire de la coalition centre-droit de Matteo Salvini et le Mouvement 5 étoiles aux élections générales de 2018. Aujourd’hui il n’est représenté que par 112 députés sur 630 au parlement.
Chiara ne se sent représentée par aucun parti. Emiliano, autre responsable de le l’Ex Lavanderia, surenchérit : « Quand ils sont dans l’opposition, ils nous soutiennent, ils sont d’accord avec nos revendications mais, dès qu’ils arrivent au pouvoir, ils changent leur position, peu importe la couleur du parti ». « Nous sommes dans une sorte de transition, explique le député de gauche, Stefano Fassina. Le Parti Démocrate manque de dynamisme, il ne propose pas de changement. Et le reste de la gauche est fragmenté en plein de petits partis, sans base commune. ». Selon Francesca Del Bello, présidente socialiste du Municipio II de Rome, « Il y a eu un détachement entre les électeurs d’origine et le Parti Démocrate ces dernières années. »
Même le Mouvement 5 étoiles — parti qui se dit ni de gauche, ni de droite, aujourd’hui au gouvernement — ne les mobilise pas. « Au départ, le Mouvement était soutenu par les centres sociaux, car il défendait nos idées (ndlr: l’écologie, la démocratie directe, l’antisystème…) Mais aujourd’hui les gens sont très déçus de leurs actions et la situation est encore pire », confit Stefano tout en buvant une tasse de thé, assis au rez-de-chaussée de la Casale Podere Rosa.
Penser global, agir local.
Ici comme dans les autres centres sociaux, l’action est avant tout locale. Perchée sur une colline, l’ancienne ferme dispose d’un terrain sur lequel les occupants organisent, une fois par mois, un marché de produits issus de l’agriculture biologique. A l’étage, des étudiants travaillent dans les deux bibliothèques aménagées par le groupe. « Les jeunes du quartier n’ont pas de lieu pour étudier aussi tard alors, nous, on leur donne cette possibilité ».
« Penser global, agir local », soutient Emiliano. L’occupant de l’Ex-lavanderia raconte comment il conçoit son combat au-delà de son centre et de son quartier. « Nous avons construit un théâtre, un lieu pour réparer des vélos, nous permettons aux gens de venir organiser des fêtes dans nos locaux et tout cela seulement grâce à des donations ». Au travers de ces projets, Emiliano veut prouver que l’argent n’est pas essentiel pour réussir à monter des actions sociales. « Quand la mairie nous dit qu’elle n’a pas assez d’argent pour la culture, je leur montre ce qu’on peut faire grâce à des dons. »
Offrir des services sociaux au quartier, c’est aussi ce qu’entreprend le Nuovo Cinema Palazzo situé à San Lorenzo, ancien district ouvrier et communiste de Rome. Les mardis, Patrick organise la réunion hebdomadaire de ce qu’il appelle la « République Libre de San Lorenzo ». « C’est comme en Catalogne, nous voulons l’indépendance de San Lorenzo », plaisante-t-il. Bien sûr, il n’y croit pas lui-même, mais Patrick entend bien résister contre le processus de gentrification qui touche le quartier depuis plusieurs années. « Ici, nous veillons sur San Lorenzo », explique celui qui a vu naître le centre. « Il n’y a aucun contrôle de la mairie sur les investissements privés qui peuvent être faits dans le quartier. Si une société veut construire, elle peut obtenir une autorisation des institutions sans problème. Nous, on fait le travail à leur place, en surveillant ce qui est construit et en luttant contre les projets spéculatifs ». C’est comme cela que l’aventure a commencé, il y a huit ans. Un casino devait être construit à la place du Cinema Palazzo, mais un groupe de personnes opposées aux jeux d’argent a commencé à occuper les lieux pour que le projet ne puisse jamais voir le jour. Depuis, ils ne l’ont jamais quitté. Et c’est souvent la même histoire à l’origine de ces centres sociaux.
La liste des 22 expulsions imminentes
Que ce soit le Nuovo Cinema Palazzo, l’Ex Lavanderia ou la Casale Podere Rosa, tous se savent pourtant menacés d’être expulsés à n’importe quel moment et enchaînent les procès avec l’administration. Car les centres sociaux ne font pas consensus dans la société italienne. « Dans les années 1990, les centres sociaux étaient violents et criminalisés », raconte Valeria Pecorelli, sociologue et ancienne activiste. En 2001, ils ont joué un rôle important lors des émeutes violentes anti-G8 à Gênes. « En Italie, c’est illégal de squatter un lieu privé et nous pouvons être expulsés et poursuivis pour cela, explique-t-elle. Certains centres ont trouvé un compromis avec le propriétaire ou la municipalité, mais il y a beaucoup d’expulsions, parfois menées dans la violence. »
« Les gens voient les occupants des centres sociaux commes des anarchistes violents », déplore Emiliano. L’Ex-Lavanderia, qui se trouve dans un quartier riche et de droite, a du prendre le statut d’association pour être accepté par la population. Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur et Secrétaire de la Ligue (parti d’extrême droite) est particulièrement hostile à ces centres. Il a publié en septembre 2018 une circulaire qui oblige les préfets à expulser, le plus rapidement, les bâtiments occupés. Aujourd’hui, il existe une liste de vingt-deux bâtiments occupés à Rome (sur quatre-vingt-douze) qui doivent être expulsés dès que possible.
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