Le « Café Littéraire Horafelix » est comble. Il est presque 19 heures, et la projection du docu-fiction Adio Italia, Non Tornero (« Adieu, Italie, ils ne reviendront pas ») s’achève. Son autrice, la journaliste Barbara Pavarotti, attend les réactions du public. Même dans la pénombre, les couleurs bigarrées des étagères pleines à craquer de livres contrastent avec les cheveux blancs des spectateurs. Car sur la trentaine de chaises pliantes disposées entre les piles de bouquins, sont assis quasi-uniquement des quinqua et des séxagénaires.
Générique de fin sur fond de la voix rauque (n’roll) d’un obscur chanteur italien. Qui ne parvient pas à couvrir le tonnerre d’applaudissements qu’accepte de bon cœur Barbara Pavarotti. Au premier rang, celles qui applaudissent le plus fort sont elles qui arborent une permanente fraîchement refaite, leurs plus beaux bijoux, et des sacs à main en cuir. Ce sont des mamas, plus précisément les mères de jeunes Italiens expatriés — plus que quiconque concernées par Adio Italia, Non Tornero. Parce que le film raconte l’histoire de leurs enfants.
Pendant une heure, se sont succédés à l’écran des exemples de rejetons italiens, trentenaires ou quadras, installés à l’étranger et qui expliquent leur choix. Ils s’appellent Filippo, Irene, Chiara ou Marco. Ils viennent de Rome, de Naples, de Livourne ou de Vérone. Et habitent désormais à Los Angeles, Londres, Melbourne ou Tallin. Tour à tour, ils fustigent la « mentalité italienne », et cet « esprit de résignation, de pessimisme, de dépression » qui gangrène la « méritocratie » dans le pays. La conclusion est sans appel: « L’Italie, c’est pas un pays pour les jeunes ».
Dans la salle, tout le monde est d’accord : la « fuite des cerveaux », la fuga di cervelli, est un désastre pour l’Italie. Entre 2013 et 2017, le solde migratoire pour les plus de 24 ans accusait une perte de 244.000 personnes… dont plus de la moitié étaient diplômées. Au total, selon l’Aire (le registre des citoyens italiens résidant à l’étranger), 90.000 des 243.000 Italiens vivant à l’étranger avaient entre 18 et 34 ans.
« Je me sens un peu moins seule », explique l’une des mamas du premier rang. Tiziana Calzolari a un peu plus de soixante ans, un regard triste qu’égaie un sourire éclatant, cerné d’un rouge à lèvres écarlate. Le film l’a touchée: ces jeunes expatriés lui ont rappelé son propre fils, parti vivre en Australie depuis seulement quelques mois, pour y terminer ses études. Tiziane est venue parler d’elle, mais au nom de toutes les mamans de ces jeunes Italiens qui ont choisi l’expatriation ; ces Mamme di Cervelli in Fuga (“Mamans de cerveaux en fuite”), le nom qu’elles se donnent entre elles, d’après une page Facebook qui rassemble plus de 4000 likes et d’un blog éponyme. Tiziana raconte, la voix un peu tremblante et sous le regard encourageant de Barbara Pavarotti, que c’est « très, très difficile » pour elle, que « Skype ne suffit pas ». Et puis, elle explique à quel point ce blog, cette page Facebook, ces autres Mamme, l’ont aidée. A trouver un appartement à son fils… mais surtout, à relativiser.
Un blog contre le blues
Ce blog, c’est Brunella Rallo, sociologue napolitaine à la retraite, qui l’a créé en 2016. « On voulait connecter toutes ces femmes. Maintenant, elles peuvent échanger, se donner des renseignements entre elles, surtout pour effectuer des démarches logistiques à l’étranger. Elles savent qu’elles ne sont pas seules. »
Pourquoi pas un blog pour les papas? « Habituellement, dans la plupart des pays, les hommes sont moins disposés que les femmes à exprimer ou à partager leurs sentiments », explique la sociologue. Selon elle, la culture italienne confère encore aux femmes la responsabilité et la gestion des relations familiales… donc, les mamas sont plus susceptibles de souffrir de ce syndrome du « nid vide ». Elle nuance : « Les pères sont toujours les bienvenus sur le groupe et le blog, mais ils ne représentent que 17% de notre communauté, et publient peu. »
La sexagénaire remonte ses lunettes. « Mes deux enfants sont partis. Alessandro a préféré passer un PhD aux Etats-Unis en 2003. Il n’est jamais rentré. Ma fille a fait pareil. » Elle rit. « Ils n’ont pas voulu rester avec leur maman ! » Elle explique s’être aperçue à l’époque qu’elle partageait en fait la situation de milliers de mères à travers le pays. « A cette période, beaucoup de mères parmi mes amies ont commencé à me raconter que leurs enfants se préparaient à quitter le pays, ou étaient même déjà partis. »
Floriana Argento a été dans ce cas. Son fils a quitté Rome il y a quinze ans pour terminer ses études de chercheur en biologie marine. « Il a essayé de trouver du travail, mais les très rares emplois qu’il y avait payaient mal, pour son niveau de diplôme. Et puis, il est parti à New York, et il a trouvé un super job en deux semaines. » Lorsqu’elle parle de son fils, son éternel sourire illumine un peu plus son visage, plisse un peu plus ses grands yeux cernés de mascara. Elle ne regrette pas qu’il soit parti. « Les enfants doivent vivre leur propre vie. A un moment, en tant que mère, vous devez réaliser qu’ils ne vivent plus avec vous. »
Brunella Rallo se remémore : « Je me suis dit : “On est si nombreuses ! Il doit bien exister un site, une page, sur laquelle s’appuyer, pour trouver toutes ces femmes…” Mais il n’y avait rien ! » Alors, forte du temps libre que lui permettait sa retraite, elle s’attelle à son clavier.
« Le groupe est un excellent support moral », résume Francesca Pellegrino. Il y a deux ans, la quinquagénaire au visage rond avait momentanément perdu son sourire chaleureux, lorsque sa fille Bianca avait quitté, à 18 ans, le Sud de l’Italie pour s’installer au Royaume-Uni — où elle a réussi à dégoter un stage. « Je n’étais pas contente de la voir partir, mais on a pris toutes les décisions ensemble », se console-t-elle. « Je m’inquiète toujours de la savoir là-bas, seule…” Francesca utilise surtout la page et le blog, qu’elle a connus par une copine, « pour des renseignements, des conseils généraux. »
« Beaucoup d’entre elles s’inquiètent des prix de l’immobilier dans les pays de leurs enfants », illustre Brunella Rallo. « Il est souvent difficile de dénicher un appartement à Paris ou à Boston, sans aucune indication. »
Mais au-delà de l’aspect pratique, les mamans partagent sur Facebook leurs histoires, des photos de leurs enfants, les récits de leurs visites à leurs bambins. « C’est agréable de lire les différentes expériences que vivent les autres », commente Piera Buzzi, dont le fils, Alberto, a quitté l’Italie pour l’Australie il y a quinze ans. « Son professeur de fac lui avait demandé de partir en Australie pour y étudier l’immigration. Il a réalisé que la vie australienne était celle qu’il voulait, alors il a fini ses études en Italie et est reparti là-bas. Maintenant, il y est enseignant à l’école primaire. » Piera n’a rejoint la communauté que l’année dernière, mais elle s’y plait : « Je n’en attends pas grand-chose, et je n’en attendais pas de l’aide. Mais ça fait quand même du bien de voir que d’autres mamans vivent la même chose que moi. Ça aide à se sentir moins seule. »
« Je crois que le groupe va devenir indispensable », conclut Francesca Pellegrino. « Le nombre de jeunes qui quittent l’Italie augmente de jour en jour, surtout dans le Sud ».
« L’Italie appartient aux vieux ! »
Pour autant, les mamans ne se satisfont pas de la situation. En 2015, une étude de l’institut Giuseppe Toniolo relevait que 90% des Italiens de moins de 32 ans pensaient que quitter la péninsule était une nécessité pour trouver un emploi convenable… Et 61% se disaient prêts à partir eux-mêmes.
Paolo Balduzzi, chercheur spécialiste des migrations italiennes, analyse : « Cela devient un problème lorsque des personnes quittent le pays et que personne ne revient. » « Pour nombre d’entre eux, partir à l’étranger n’était pas simplement considéré comme une opportunité, mais comme une nécessité. »
Au café Horafelix, le débat prend une tournure houleuse, lorsque plusieurs mères et pères d’expatriés se relaient à la tribune pour fustiger l’inaction du gouvernement. Barbara Pavarotti, dont le documentaire a selon elle « pour but premier de sensibiliser » fulmine elle aussi : « Nos politiques restent myopes sur le problème, et depuis dix ans, ni les gouvernements de gauche ni ceux de droite n’ont fait quoi que ce soit pour les jeunes. Pourquoi ? Parce que l’Italie appartient aux vieux ! »
Une analyse qu’étaient les statistiques: depuis 2003, la part des plus de 64 ans dans la population italienne n’a fait que croître, pour atteindre 22% en 2018 — soit trois points de plus que la moyenne de l’Union européenne. Inversement, le nombre de jeunes, de 18 à 34 ans, n’a fait que diminuer, passant de 11,34 millions en 2013 à seulement 10,8 millions en 2018. Paolo Balduzzi complète : « En général, je dirais que les gouvernements ne s’intéressent pas vraiment aux problèmes des jeunes. Ce n’est pas un électorat avec beaucoup d’influence. »
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« Tout le mal ne vient pas à nuire »
Floriana Argento, quant à elle, reste optimiste. La sexagénaire vient de quitter, l’air dépité, le débat post-projection qui s’envenime dans le Horafelix, en tirant la laisse de son boxer. Dans les rues sombres, ses cheveux blancs s’agitent comme un nuage sur sa tête. « Je ne suis pas comme les autres mamans. » Leur négativité l’exaspère. « En Italie, la situation est grave. Mon fils souffrait, il ne gagnait pas bien sa vie. » Elle explique penser à son fils avant tout. « C’est New York, sa maison, maintenant. C’est moi qui l’y visite. » Floriana fait même davantage : la majeure partie de l’année, elle vit à New York, à quelques pâtés de buildings de son fils. « Maintenant, mon fils est aussi content que tous les autres jeunes expatriés qu’on a vus dans le film, Adio Italia. » Elle conclut, l’air plus épanouie que jamais : « Et ça me rend heureuse. »
« On peut toujours tirer profit d’une situation a priori difficile, appuie Brunella Rallo. Certaines mamans profitent du départ de leur enfant pour découvrir leur nouveau pays, pour en apprendre la langue… » « On a une expression, en Italie, qui dit “Tout le mal ne vient pas à nuire.”» La toute première Mamme di Cervelli in Fuga répète le proverbe en Italien : « Non tutto il male viene per nuocere ». Un véritable mantra pour toutes les mamas.