© Pierre Garrigues

M5S : certains militants n’ont plus d’étoiles dans les yeux

Enquête réal­isée par 
Sarah Cala­mand et Irène Ahmadi
Écrit par
Irène Ahma­di

Le Mou­ve­ment cinq étoiles (M5S) qui se revendique comme étant ni de droite, ni de gauche, fait les frais de sa plate­forme de démoc­ra­tie par­tic­i­pa­tive, Rousseau. Son fonc­tion­nement, dont cer­tains mil­i­tants se dis­ent déçus, cristallise les ten­sions autour de la ligne idéologique de cette for­ma­tion politique.

Quar­ante-cinq min­utes avant le début du spec­ta­cle, une longue queue de spec­ta­teurs se des­sine devant l’entrée du théâtre Bran­cac­cio. La zone est quadrillée par les policiers, postés à chaque angle de rues. La venue de l’humoriste Beppe Gril­lo, icône et fon­da­teur du Mou­ve­ment cinq étoiles, dit “M5S” mobilise un sérieux dis­posi­tif de sécu­rité. Ces 19 et 20 févri­er, il joue son spec­ta­cle inti­t­ulé « Insom­nia » à Rome. Le 4 mars 2018, la vic­toire aux élec­tions lég­isla­tives du M5S (32%), dirigé par Lui­gi di Maio et de La Ligue (17%), par­ti d’extrême droite incar­né par Mat­teo Salvi­ni, qui se sont alliés pour for­mer un gou­verne­ment, a boulever­sé le paysage poli­tique ital­ien. La promesse de la fin des par­tis tra­di­tion­nels et d’un renou­veau après des années mar­quées par Forza Italia de Sil­vio Berlus­coni, ont sus­cité un engoue­ment dans le pays. A tel point qu’au­jour­d’hui, le M5S est con­sid­éré comme la pre­mière for­ma­tion poli­tique du pays. Son cré­do : la lutte con­tre la cor­rup­tion et les élites. Ce soir, une dizaine de mil­i­tants du Mou­ve­ment, élus et citoyens, se sont aus­si déplacés, mais n’ont pas l’intention d’admirer Beppe Gril­lo sur scène. Le petit groupe de man­i­fes­tants bran­dit des pan­car­tes et scan­de dif­férents slo­gans, dont l’un, un peu plus fort que les autres : «  No Casa­leg­gio ».

“#Nous exis­tons nous sommes le M5S 2009”, “Gril­lo #mer­ci de nous avoir ven­du à Casa­leg­gio”, “Gril­lo garant de Salvi­ni #démis­sion”, … Les man­i­fes­tants accusent Beppe Gril­lo et le gou­verne­ment d’avoir trahi les valeurs fon­da­tri­ces du Mou­ve­ment / © Giuseppe Valentino

Davide Casa­leg­gio est un homme d’affaires mais surtout le fils de Gian­rober­to Casa­leg­gio, co-fon­da­teur du Mou­ve­ment, décédé en 2016. En suc­cé­dant à son père, l’homme de 42 ans devient pro­prié­taire de Casa­leg­gio Asso­ciati, une entre­prise d’informatique qui gère à la fois le blog de l’hu­moriste Beppe Gril­lo mais aus­si la plate­forme Rousseau, out­il de com­mu­ni­ca­tion phare du mou­ve­ment cinq étoiles. Elle per­met aux mil­i­tants de don­ner leur avis en amont des propo­si­tions de lois et de soumet­tre des ini­tia­tives poli­tiques. Son slo­gan par­le de lui-même : « Pren­dre part au change­ment. Faites enten­dre votre voix avec Rousseau ». Son nom­bre d’utilisateurs est pour­tant faible : env­i­ron 10 000 inscrits sur les 10 mil­lions d’électeurs cinq étoiles. 

Lun­di 18 févri­er, les activistes du Mou­ve­ment étaient invités à se ren­dre sur Rousseau pour vot­er sur la pos­si­bil­ité d’accorder ou non, en amont du vote au Sénat, l’immunité par­lemen­taire à Mat­teo Salvi­ni con­cer­nant l’affaire Diciot­ti. Ce cas porte le nom du bateau, blo­qué cinq jours en mer, avec à son bord 177 migrants. En août dernier, le min­istre de l’Intérieur a inter­dit son débar­que­ment dans un port de Catane et est, depuis, accusé de séques­tra­tion. Résul­tat : 59% des mil­i­tants M5S ont souhaité éviter un procès à Mat­teo Salvi­ni. Un exem­ple d’opportunité qui leur est sou­vent don­née pour les inclure davan­tage dans les déci­sions poli­tiques. Le lende­main, mar­di 19 févri­er, la majorité des séna­teurs a suivi la volon­té des activistes en refu­sant de lever l’immunité par­lemen­taire du min­istre de l’Intérieur, empêchant ain­si l’ouverture d’un procès. Aux yeux des mil­i­tants réu­nis ce soir pour pro­test­er devant le théâtre, cette déci­sion est la goutte d’eau qui fait débor­der le vase. 

L’échec du Contrat social 

« Aujourd’hui, la plate­forme sert à rat­i­fi­er les déci­sions poli­tiques, pas à faire des propo­si­tions. La preuve : on ne peut pas compter le nom­bre de vote par per­son­ne », martèle Luisa Petruzzi, con­seil­lère munic­i­pale dans le 7e arrondisse­ment de Rome, éti­quetée M5S. À l’annonce de sa créa­tion, en 2017, les mil­i­tants voy­aient pour­tant cette plate­forme d’un bon oeil : « Au départ, c’était une manière d’appliquer la démoc­ra­tie directe, mais dans les faits cela ne marche pas »,  regrette la con­seil­lère munic­i­pale. Flo­ra Zanichel­li, jour­nal­iste et auteure de Mou­ve­ment 5 étoiles: pour une autre poli­tique en Ital­ie (2013), partage cet avis : « À l’origine, la plate­forme Rousseau devait répon­dre à un désir de trans­parence. C’était dingue, les gens allaient voir les propo­si­tions de loi et met­taient la main à la pat­te ».

Ric­car­do, mil­i­tant retraité de 70 ans, pointe directe­ment du doigt le pro­prié­taire de la plate­forme : « Il n’y a aucune rai­son qu’une SARL comme Casa­leg­gio Asso­ciati pos­sède et dicte la ligne d’un mou­ve­ment poli­tique qui est au par­lement. Ça nous déçoit beau­coup », peste-t-il. Pour cer­tains, pas de con­flit d’intérêts : « Qu’elle soit privée, c’est un atout pour moi, assure Rosa Rodriquez, mil­i­tante de la pre­mière heure. Parce qu’il y a un vis­age, on sait tout de cette per­son­ne. Quand c’est l’état, on ne sait jamais qui est der­rière. » La sep­tu­agé­naire reste con­va­in­cue de l’efficacité d’une plate­forme en ligne. « C’est notre manière de vivre dans la société. Le monde est en muta­tion aujour­d’hui et si on n’est pas dans l’internet, on n’existe pas », s’amuse-t-elle.

Giuseppe a atten­du une demi-heure devant l’en­trée des artistes du théâtre Bran­cac­cio dans l’e­spoir de crois­er Beppe Gril­lo / © Irène Ahmadi

Giuseppe, un autre mil­i­tant M5S, fait face aux déçus à l’entrée du théâtre Bran­cac­cio. Ce plom­bier cal­abrais de 37 ans, ne doute pas du bon fonc­tion­nement de la plate­forme. « Avec Rousseau, le pou­voir vient d’en bas, explique-t-il avec un grand sourire. Moi, si je veux me porter can­di­dat, je me mets sur la plate­forme, je suis écouté, regardé. C’est une pyra­mide inver­sée ». Inter­rompant son Face­book live quelques instants, il fait fière­ment défil­er l’interface de Rousseau sur son télé­phone. « On peut facile­ment entr­er en con­tac­ter et dis­cuter avec les par­lemen­taires et les représen­tants du mou­ve­ment, pour­suit-il. Il n’y a pas ce genre de con­tacts dans les par­tis tra­di­tion­nels car les élus sont éloignés de la réal­ité ». En plus d’afficher son sou­tien absolu au M5S, Giuseppe racon­te être can­di­dat aux élec­tions munic­i­pales dans sa ville d’origine, Roc­cel­la Ion­i­ca. Il se moque des man­i­fes­tant. Dra­peau du par­ti sur le dos et badge « Mou­ve­ment cinq étoiles »  tou­jours accroché à son man­teau, il revendique sa « fierté d’appartenir au mou­ve­ment ».  

Rousseau cristallise la dis­corde au sein des mil­i­tants du mou­ve­ment cinq étoiles. Mais les mécon­tente­ments vont désor­mais plus loin et blâ­ment la poli­tique du gou­verne­ment. Selon une enquête SWG parue le 19 févri­er, après les résul­tats du vote au Sénat sur l’affaire Diciot­ti, le Mou­ve­ment a per­du 1,2 point dans les sondages et est passé de 23,3% à 22,1% dans les inten­tions de vote. Un perte représen­ta­tive du désac­cord de cer­tains mil­i­tants. Luisa Petruzzi en fait par­tie. Elle est élue en 2016 sous l’étiquette cinq étoiles. Cette archi­tecte qui ne s’était encore jamais engagée en poli­tique, ne se recon­naît plus dans la ligne idéologique du mou­ve­ment. Pour­tant, à sa créa­tion en 2009, les valeurs « 5 étoiles » ont déclenché son engage­ment poli­tique. « Le coeur du mou­ve­ment, c’est l’égalité entre les poli­tiques et les citoyens, explique-t-elle. Qu’il n’y ait plus d’élite poli­tique, plus de cor­rup­tion ».

Pour illus­tr­er sa décep­tion, elle par­le de « l’échec de Rome », et l’at­tribue à Vir­ginia Rag­gi, maire M5S de la cap­i­tale depuis juin 2016. Élue avec 67% des suf­frages, la fig­ure romaine du Mou­ve­ment, encenseuse de la trans­parence, est impliquée dans plusieurs affaires judi­ci­aires. Le 28 sep­tem­bre dernier, le par­quet demande le ren­voi en jus­tice du procès dans lequel elle est accusée de faux lors d’une embauche. Au mois de novem­bre, elle est inquiétée dans un nou­veau cas. L’un de ses anciens col­lab­o­ra­teurs, Sal­va­tore Romeo, à qui elle offre un poste de chef du secré­tari­at poli­tique de la mairie en tri­plant son salaire, lui souscrit plusieurs assur­ances vie. Ses acquit­te­ments n’ont vis­i­ble­ment pas suf­fit à redonner espoir aux plus déçus. Rosa Rodriquez n’en fait pas par­tie et n’hésite pas à con­tredire ces pro­pos : « Vir­ginia Rag­gi a com­mencé son man­dat avec la meilleure des volon­tés, con­teste-t-elle. C’est la pre­mière à chas­s­er la mafia de la cap­i­tale. Elle s’est retrou­vée avec un tra­vail à faire que seule­ment Super­man pour­rait accom­plir parce que Rome n’a jamais eu à sa tête quelqu’un qui voulait vrai­ment œuvr­er pour la ville. »  

Du mouvement au parti

« J’é­tais aux pre­miers meet­ing du mou­ve­ment et il se pas­sait vrai­ment quelque chose, explique Flo­ra Zanichel­li. Il y avait une volon­té de renou­vel­er l’espace poli­tique après Berlus­coni. Il y avait ces grands rassem­ble­ments pen­dant lesquels les gens réfléchis­saient à com­ment ré-inven­ter la poli­tique. Il y avait vrai­ment de tout, beau­coup de jeunes. C’était une énorme nou­veauté ! Il y avait un refus général des élites poli­tiques. ». Puis, en sep­tem­bre 2017, Lui­gi Di Maio prend la tête du Mou­ve­ment. « A par­tir de là, le statut du mou­ve­ment a changé. Il est devenu un par­ti poli­tique » , déplore Luisa Petruzzi. Celui qui est devenu la fig­ure de proue du M5S grav­i­tait déjà autour de son fon­da­teur, Beppe Gril­lo, dès 2007. Nom­mé vice-prési­dent de la Cham­bre des députés à 26 ans, il con­tin­ue son ascen­sion et s’impose au sein du gou­verne­ment de Giuseppe Con­te. Il endosse aujourd’hui le poste de min­istre du Développe­ment économique, du Tra­vail et des Poli­tiques sociales. 

« Au départ, la base du M5S, c’est une révo­lu­tion cul­turelle. Les citoyens sont égaux et le Par­lement se fait le porte parole des citoyens, des gens qui ne peu­vent pas par­ler », insiste Luisa Petruzzi. Le suc­cès du M5S aux élec­tions lég­isla­tives (34% des suf­frages) du 4 mars 2018 a offi­cial­isé l’appartenance poli­tique de ce mou­ve­ment qui se voulait d’abord social. Au cœur des ten­sions, la ques­tion de l’immunité par­lemen­taire per­dure. « Une chose impor­tante que nous défendons, détaille Luisa Petruzzi, c’est la fin de l’immunité poli­tique. Mais, comme le mon­tre le vote sur le procès de Salvi­ni, cette immu­nité est tou­jours en vigueur, con­traire­ment aux valeurs du Mou­ve­ment cinq étoiles à sa créa­tion. » C’est pour­tant l’idée de la sup­pres­sion de l’immunité de Sil­vio Berlus­coni qui a séduit Giuseppe, ancien sou­tien de Forza Italia : « Le M5S a mon­tré que Berlus­coni restait en poli­tique pour éviter d’aller en prison. Beau­coup de per­son­nal­ités de Forza Italia ont servi d’intermédiaire entre la mafia et le par­ti. »  Le par­cours poli­tique de Sil­vio Berlus­coni est effec­tive­ment entaché de divers­es affaires de cor­rup­tion qui ont don­né lieu à plusieurs procès. L’un de ses con­seillers, Mar­cel­lo Del­l’Utri, purge actuelle­ment une peine de prison pour avoir servi d’in­ter­mé­di­aire entre Forza Italia et Cosa Nos­tra, célèbre mafia sicili­enne. Ces révéla­tions suc­ces­sives ont sus­cité une vague anti-Berlus­coni dans toute l’Italie, sur laque­lle a su surfer le Mou­ve­ment cinq étoiles. 

Mais aujourd’hui ses mil­i­tants ne font plus tous par­tie de l’équipage, et les sou­tiens se frac­turent. Ils se querel­lent entre eux pour savoir qui a le droit de se revendi­quer de l’essence du mou­ve­ment. Luisa Petruzzi : « On con­sid­ère que nous ne sommes pas du même par­ti ! » De l’autre côté, Rosa Rodriquez défie ceux qui remet­tent en cause le gou­verne­ment : « Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Rester sur le côté et laiss­er les autres par­tis gou­vern­er ou essay­er de chang­er les choses ? Je préfère qu’on essaie d’être act­ifs depuis l’intérieur du gou­verne­ment. Ça en vaut la peine. » Une vraie scis­sion est en cours chez les mil­i­tants du Mou­ve­ment cinq étoiles. La plate­forme Rousseau com­mence à faire les frais de sa créa­tion, et tend à devenir le sym­bole d’une insta­bil­ité poli­tique sans précé­dent entre les mil­i­tants du Mou­ve­ment cinq étoiles. Insta­bil­ité qui se traduit dans les votes : dimanche 24 févri­er, en Sar­daigne, Francesco Des­o­gus, le can­di­dat M5S aux élec­tions régionales obtient 11,2 % des voix. Il se place en troisième posi­tion, der­rière le can­di­dat de la coali­tion de droite et celui du cen­tre gauche. Le mou­ve­ment est en perte de vitesse sur l’île, où il avait pour­tant obtenu 42,5 % des voix lors des élec­tions lég­isla­tives de mars 2018, soit plus de 30% de plus que son score obtenu le 24 février. 

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