Le Mouvement cinq étoiles (M5S) qui se revendique comme étant ni de droite, ni de gauche, fait les frais de sa plateforme de démocratie participative, Rousseau. Son fonctionnement, dont certains militants se disent déçus, cristallise les tensions autour de la ligne idéologique de cette formation politique.
Quarante-cinq minutes avant le début du spectacle, une longue queue de spectateurs se dessine devant l’entrée du théâtre Brancaccio. La zone est quadrillée par les policiers, postés à chaque angle de rues. La venue de l’humoriste Beppe Grillo, icône et fondateur du Mouvement cinq étoiles, dit “M5S” mobilise un sérieux dispositif de sécurité. Ces 19 et 20 février, il joue son spectacle intitulé « Insomnia » à Rome. Le 4 mars 2018, la victoire aux élections législatives du M5S (32%), dirigé par Luigi di Maio et de La Ligue (17%), parti d’extrême droite incarné par Matteo Salvini, qui se sont alliés pour former un gouvernement, a bouleversé le paysage politique italien. La promesse de la fin des partis traditionnels et d’un renouveau après des années marquées par Forza Italia de Silvio Berlusconi, ont suscité un engouement dans le pays. A tel point qu’aujourd’hui, le M5S est considéré comme la première formation politique du pays. Son crédo : la lutte contre la corruption et les élites. Ce soir, une dizaine de militants du Mouvement, élus et citoyens, se sont aussi déplacés, mais n’ont pas l’intention d’admirer Beppe Grillo sur scène. Le petit groupe de manifestants brandit des pancartes et scande différents slogans, dont l’un, un peu plus fort que les autres : « No Casaleggio ».
Davide Casaleggio est un homme d’affaires mais surtout le fils de Gianroberto Casaleggio, co-fondateur du Mouvement, décédé en 2016. En succédant à son père, l’homme de 42 ans devient propriétaire de Casaleggio Associati, une entreprise d’informatique qui gère à la fois le blog de l’humoriste Beppe Grillo mais aussi la plateforme Rousseau, outil de communication phare du mouvement cinq étoiles. Elle permet aux militants de donner leur avis en amont des propositions de lois et de soumettre des initiatives politiques. Son slogan parle de lui-même : « Prendre part au changement. Faites entendre votre voix avec Rousseau ». Son nombre d’utilisateurs est pourtant faible : environ 10 000 inscrits sur les 10 millions d’électeurs cinq étoiles.
Lundi 18 février, les activistes du Mouvement étaient invités à se rendre sur Rousseau pour voter sur la possibilité d’accorder ou non, en amont du vote au Sénat, l’immunité parlementaire à Matteo Salvini concernant l’affaire Diciotti. Ce cas porte le nom du bateau, bloqué cinq jours en mer, avec à son bord 177 migrants. En août dernier, le ministre de l’Intérieur a interdit son débarquement dans un port de Catane et est, depuis, accusé de séquestration. Résultat : 59% des militants M5S ont souhaité éviter un procès à Matteo Salvini. Un exemple d’opportunité qui leur est souvent donnée pour les inclure davantage dans les décisions politiques. Le lendemain, mardi 19 février, la majorité des sénateurs a suivi la volonté des activistes en refusant de lever l’immunité parlementaire du ministre de l’Intérieur, empêchant ainsi l’ouverture d’un procès. Aux yeux des militants réunis ce soir pour protester devant le théâtre, cette décision est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
L’échec du Contrat social
« Aujourd’hui, la plateforme sert à ratifier les décisions politiques, pas à faire des propositions. La preuve : on ne peut pas compter le nombre de vote par personne », martèle Luisa Petruzzi, conseillère municipale dans le 7e arrondissement de Rome, étiquetée M5S. À l’annonce de sa création, en 2017, les militants voyaient pourtant cette plateforme d’un bon oeil : « Au départ, c’était une manière d’appliquer la démocratie directe, mais dans les faits cela ne marche pas », regrette la conseillère municipale. Flora Zanichelli, journaliste et auteure de Mouvement 5 étoiles: pour une autre politique en Italie (2013), partage cet avis : « À l’origine, la plateforme Rousseau devait répondre à un désir de transparence. C’était dingue, les gens allaient voir les propositions de loi et mettaient la main à la patte ».
Riccardo, militant retraité de 70 ans, pointe directement du doigt le propriétaire de la plateforme : « Il n’y a aucune raison qu’une SARL comme Casaleggio Associati possède et dicte la ligne d’un mouvement politique qui est au parlement. Ça nous déçoit beaucoup », peste-t-il. Pour certains, pas de conflit d’intérêts : « Qu’elle soit privée, c’est un atout pour moi, assure Rosa Rodriquez, militante de la première heure. Parce qu’il y a un visage, on sait tout de cette personne. Quand c’est l’état, on ne sait jamais qui est derrière. » La septuagénaire reste convaincue de l’efficacité d’une plateforme en ligne. « C’est notre manière de vivre dans la société. Le monde est en mutation aujourd’hui et si on n’est pas dans l’internet, on n’existe pas », s’amuse-t-elle.
Giuseppe, un autre militant M5S, fait face aux déçus à l’entrée du théâtre Brancaccio. Ce plombier calabrais de 37 ans, ne doute pas du bon fonctionnement de la plateforme. « Avec Rousseau, le pouvoir vient d’en bas, explique-t-il avec un grand sourire. Moi, si je veux me porter candidat, je me mets sur la plateforme, je suis écouté, regardé. C’est une pyramide inversée ». Interrompant son Facebook live quelques instants, il fait fièrement défiler l’interface de Rousseau sur son téléphone. « On peut facilement entrer en contacter et discuter avec les parlementaires et les représentants du mouvement, poursuit-il. Il n’y a pas ce genre de contacts dans les partis traditionnels car les élus sont éloignés de la réalité ». En plus d’afficher son soutien absolu au M5S, Giuseppe raconte être candidat aux élections municipales dans sa ville d’origine, Roccella Ionica. Il se moque des manifestant. Drapeau du parti sur le dos et badge « Mouvement cinq étoiles » toujours accroché à son manteau, il revendique sa « fierté d’appartenir au mouvement ».
Rousseau cristallise la discorde au sein des militants du mouvement cinq étoiles. Mais les mécontentements vont désormais plus loin et blâment la politique du gouvernement. Selon une enquête SWG parue le 19 février, après les résultats du vote au Sénat sur l’affaire Diciotti, le Mouvement a perdu 1,2 point dans les sondages et est passé de 23,3% à 22,1% dans les intentions de vote. Un perte représentative du désaccord de certains militants. Luisa Petruzzi en fait partie. Elle est élue en 2016 sous l’étiquette cinq étoiles. Cette architecte qui ne s’était encore jamais engagée en politique, ne se reconnaît plus dans la ligne idéologique du mouvement. Pourtant, à sa création en 2009, les valeurs « 5 étoiles » ont déclenché son engagement politique. « Le coeur du mouvement, c’est l’égalité entre les politiques et les citoyens, explique-t-elle. Qu’il n’y ait plus d’élite politique, plus de corruption ».
Pour illustrer sa déception, elle parle de « l’échec de Rome », et l’attribue à Virginia Raggi, maire M5S de la capitale depuis juin 2016. Élue avec 67% des suffrages, la figure romaine du Mouvement, encenseuse de la transparence, est impliquée dans plusieurs affaires judiciaires. Le 28 septembre dernier, le parquet demande le renvoi en justice du procès dans lequel elle est accusée de faux lors d’une embauche. Au mois de novembre, elle est inquiétée dans un nouveau cas. L’un de ses anciens collaborateurs, Salvatore Romeo, à qui elle offre un poste de chef du secrétariat politique de la mairie en triplant son salaire, lui souscrit plusieurs assurances vie. Ses acquittements n’ont visiblement pas suffit à redonner espoir aux plus déçus. Rosa Rodriquez n’en fait pas partie et n’hésite pas à contredire ces propos : « Virginia Raggi a commencé son mandat avec la meilleure des volontés, conteste-t-elle. C’est la première à chasser la mafia de la capitale. Elle s’est retrouvée avec un travail à faire que seulement Superman pourrait accomplir parce que Rome n’a jamais eu à sa tête quelqu’un qui voulait vraiment œuvrer pour la ville. »
Du mouvement au parti
« J’étais aux premiers meeting du mouvement et il se passait vraiment quelque chose, explique Flora Zanichelli. Il y avait une volonté de renouveler l’espace politique après Berlusconi. Il y avait ces grands rassemblements pendant lesquels les gens réfléchissaient à comment ré-inventer la politique. Il y avait vraiment de tout, beaucoup de jeunes. C’était une énorme nouveauté ! Il y avait un refus général des élites politiques. ». Puis, en septembre 2017, Luigi Di Maio prend la tête du Mouvement. « A partir de là, le statut du mouvement a changé. Il est devenu un parti politique » , déplore Luisa Petruzzi. Celui qui est devenu la figure de proue du M5S gravitait déjà autour de son fondateur, Beppe Grillo, dès 2007. Nommé vice-président de la Chambre des députés à 26 ans, il continue son ascension et s’impose au sein du gouvernement de Giuseppe Conte. Il endosse aujourd’hui le poste de ministre du Développement économique, du Travail et des Politiques sociales.
« Au départ, la base du M5S, c’est une révolution culturelle. Les citoyens sont égaux et le Parlement se fait le porte parole des citoyens, des gens qui ne peuvent pas parler », insiste Luisa Petruzzi. Le succès du M5S aux élections législatives (34% des suffrages) du 4 mars 2018 a officialisé l’appartenance politique de ce mouvement qui se voulait d’abord social. Au cœur des tensions, la question de l’immunité parlementaire perdure. « Une chose importante que nous défendons, détaille Luisa Petruzzi, c’est la fin de l’immunité politique. Mais, comme le montre le vote sur le procès de Salvini, cette immunité est toujours en vigueur, contrairement aux valeurs du Mouvement cinq étoiles à sa création. » C’est pourtant l’idée de la suppression de l’immunité de Silvio Berlusconi qui a séduit Giuseppe, ancien soutien de Forza Italia : « Le M5S a montré que Berlusconi restait en politique pour éviter d’aller en prison. Beaucoup de personnalités de Forza Italia ont servi d’intermédiaire entre la mafia et le parti. » Le parcours politique de Silvio Berlusconi est effectivement entaché de diverses affaires de corruption qui ont donné lieu à plusieurs procès. L’un de ses conseillers, Marcello Dell’Utri, purge actuellement une peine de prison pour avoir servi d’intermédiaire entre Forza Italia et Cosa Nostra, célèbre mafia sicilienne. Ces révélations successives ont suscité une vague anti-Berlusconi dans toute l’Italie, sur laquelle a su surfer le Mouvement cinq étoiles.
Mais aujourd’hui ses militants ne font plus tous partie de l’équipage, et les soutiens se fracturent. Ils se querellent entre eux pour savoir qui a le droit de se revendiquer de l’essence du mouvement. Luisa Petruzzi : « On considère que nous ne sommes pas du même parti ! » De l’autre côté, Rosa Rodriquez défie ceux qui remettent en cause le gouvernement : « Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Rester sur le côté et laisser les autres partis gouverner ou essayer de changer les choses ? Je préfère qu’on essaie d’être actifs depuis l’intérieur du gouvernement. Ça en vaut la peine. » Une vraie scission est en cours chez les militants du Mouvement cinq étoiles. La plateforme Rousseau commence à faire les frais de sa création, et tend à devenir le symbole d’une instabilité politique sans précédent entre les militants du Mouvement cinq étoiles. Instabilité qui se traduit dans les votes : dimanche 24 février, en Sardaigne, Francesco Desogus, le candidat M5S aux élections régionales obtient 11,2 % des voix. Il se place en troisième position, derrière le candidat de la coalition de droite et celui du centre gauche. Le mouvement est en perte de vitesse sur l’île, où il avait pourtant obtenu 42,5 % des voix lors des élections législatives de mars 2018, soit plus de 30% de plus que son score obtenu le 24 février.
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