En 2009, Antonio Gargiulo, comptable, décide de créer une équipe professionnelle réunissant ses amis napolitains et ses collègues venus de différents pays d’Afrique : l’Afro Napoli United était né. Dix ans plus tard, le club a enchaîné les succès et évolue en cinquième division italienne sans avoir renoncé à sa vocation de lutte contre le racisme. Pourtant, l’arrivée du nouveau gouvernement populiste italien fragilise l’institution et exacerbe les tensions.
Un soleil froid illumine le stade Vallefuoco à Mugnano, une commune de 35 000 habitants du nord de Naples, ce mercredi après-midi. Sur la pelouse, vingt-deux joueurs s’affrontent tranquillement sous les consignes tactiques vociférées par les entraîneurs. Une poignée d’irréductibles supporters est éparpillée dans les tribunes qui enserrent le terrain. Un attaquant chevelu, au survêtement floqué Afro Napoli United, se fait oublier par la défense, tente un appel et parvient à glisser le ballon au fond des filets. Hors-jeu. Coup de sifflet de l’arbitre, paré d’un maillot jaune fluo manifestement trop moulant. Le match reprend. Cette simple rencontre amicale contre une équipe locale permet aux joueurs de l’Afro Napoli de préparer leur prochain affrontement contre Flegrea. L’enjeu ? Conserver au minimum l’actuelle cinquième place du championnat d’Excellenza, la cinquième division italienne, pour jouer les play-offs et avoir une chance d’accéder au championnat supérieur l’année prochaine.
Pourtant les résultats sportifs ne sont pas les seules préoccupations des membres de l’Afro Napoli. En une décennie, le club est devenu le blason footballistique de la lutte contre le racisme et pour l’intégration des immigrés à l’échelle locale.
L’équipe professionnelle est composée des joueurs italiens et étrangers, surtout africains. « Pour nous, l’intégration c’est être ensemble, explique Antonio Gargiulo, le président-fondateur de l’Afro Napoli. C’est partager les douleurs, les joies, les victoires et les défaites. C’est comme cela qu’on fait tomber les murs ». Selon Guido Boldoni, l’ancien responsable des jeunes de 2016 à 2018, qui a depuis démissionné : « Il y a beaucoup de nationalités différentes, mais si je devais citer les trois pays d’origines majoritaires, ce serait le Sénégal, le Nigeria et la Gambie. » La volonté intégratrice de l’Afro Napoli s’exporte même dans les établissements scolaires où le club intervient auprès des élèves. Un investissement local que Francesco Fasano, vice-président, place au coeur de leur lutte pour changer les mentalités : « Si, dans dix ans, tous les enfants d’Italie suivent le même programme que celui que nous menons dans les écoles, la situation actuelle ne sera plus qu’un lointain souvenir. »
La situation à laquelle il fait référence, c’est le nouveau gouvernement italien de Giuseppe Conte, mis en place en mars 2018, qui ne partage pas vraiment les valeurs représentées par le club. Plus particulièrement, Matteo Salvini, l’actuel ministre de l’Intérieur et secrétaire général de la Ligue, un mouvement d’extrême-droite anti-immigration. En septembre 2018, lors d’une réunion avec d’autres ministres européens, ce dernier avait notamment déclaré : « En Italie, nous ressentons l’exigence d’aider nos enfants à faire d’autres enfants, et pas d’avoir de nouveaux esclaves pour remplacer les enfants que nous ne faisons plus. » Pour Antonio Gargiulo, « Salvini est un vrai danger. Chaque jour il sort une nouvelle déclaration qui incite à la discrimination, à la haine et à la violence. » Francesco Fasano partage cette lecture et souligne son opposition formelle à la Ligue : « Nous refusons point par point toutes les idées de ce gouvernement ! »
« Le meilleur message à envoyer à Salvini, c’est de ne pas se comporter comme lui »
Pourtant l’Afro Napoli n’a pas été épargné par les dissensions qui déchirent actuellement l’Italie. En septembre 2018, Titty Astarita, la capitaine de l’équipe féminine de l’Afro Napoli, s’inscrit dans la liste de Rosario Pezzella, un candidat à l’élection municipale, affilié à la Ligue et proche de Matteo Salvini. Antonio Gargiulo apprend la nouvelle et renvoie la joueuse : « Nous lui avons dit qu’elle devait choisir entre les élections et l’Afro Napoli. Les deux étaient incompatibles. » « L’Afro Napoli n’est pas une simple équipe de football, confirme Francesco Fasano. Nous faisons de la politique. Nous ne voulons pas diviser mais rassembler, contrairement à la Ligue ». Dario Sarnataro, journaliste pour Il Mattino, avait suivi l’affaire à l’époque et décrit un désaccord entre les supporters : « Il y avait ceux qui étaient d’accord avec la décision du président, qu’ils jugeaient cohérente avec la philosophie de l’équipe, et ceux qui l’ont fortement critiquée. Ils se demandaient comment une équipe symbole de l’intégration et de l’égalité sans distinction pouvait renvoyer une joueuse pour ses choix politiques ». Guido Boldoni, pour qui la réponse d’Antonio Gargiulo n’était pas la bonne, revient avec regrets sur cette période : « C’est une des raisons pour lesquelles je suis parti en début de saison. Je pense que le meilleur message à envoyer à Salvini, c’est de ne pas se comporter comme lui ».
Pour continuer à jouer, Titty Astarita crée sa propre équipe : l’ASD Independent. La formation est vite rejointe par… l’intégralité de l’équipe féminine de l’Afro Napoli. Les joueuses soutiennent leur capitaine et s’opposent à la décision du président. L’ancien entraîneur de l’équipe féminine, Adama Kane, revient sur cette affaire : « Il y a eu une incompréhension entre cette fille, Titty Astarita, le club et le président. Je n’ai pas tout bien compris, personne ne s’est mis d’accord et elles ont fait le choix de partir et de créer un nouveau club. A l’Afro Napoli, il n’y a plus d’équipe féminine, sauf pour le football à 5. »
Le Sénégalais de 36 ans, qui s’occupe aujourd’hui des jeunes, ne tarit pas d’éloges sur le style de jeu italien et la vision du football enseignée dans la Botte. Cependant, le Calcio souffre également de ses maux. « Le football est génial ici, mais les mentalités sont arriérées. On entend encore des choses qu’on ne devrait plus entendre » déplore Adama Kane. Kalidou Koulibaly, le défenseur sénégalais de Naples qui a été la cible de cris de singe en décembre dernier lors d’un match opposant les Partenopei (le surnom des joueurs de Naples) à l’Inter Milan, peut en témoigner. Matteo Salvini avait minimisé ces insultes racistes. Alors en Italie, les remarques xénophobes au stade continuent.
« Salvini a raison, tu dois rentrer dans ton pays ! »
Ce phénomène, les joueurs de l’Afro Napoli le connaissent bien. Fin du match. Victoire symbolique pour l’équipe de Mugnano. Les joueurs rentrent un à un au vestiaire. Dodò Soares, Cap-Verdien, arbore un bouc taillé et des boucles d’oreilles. Ses blagues lancées en italien déclenchent l’hilarité de ses coéquipiers. Évoquer la situation actuelle du pays lui redonne son sérieux. « Le nouveau gouvernement et la politique ne m’intéressent pas du tout, mais c’est très important pour moi que l’Afro Napoli défende ses valeurs. Surtout parce que je subis le racisme sur le terrain depuis toujours, à tous les matchs ».
L’attaquant de 28 ans, véritable star de l’équipe, est revenu à l’Afro Napoli en 2017 après avoir participé aux prémices de l’aventure. Il n’est pas le seul à témoigner d’un racisme omniprésent sur le terrain de foot. Suleiman Fouad, un Ghanéen de 25 ans, a accepté de signer à l’Afro Napoli et de passer de la 3ème à la 5ème division car, selon lui, « se battre contre le racisme dans le foot en Italie, c’est fondamental. » Il décrit des situations récurrentes : « Je souffre du racisme à tous les matchs. Samedi dernier, sur ce même terrain, j’avais la balle sur le côté et je suis tombé devant la tribune. J’ai entendu des gens crier « Salvini a raison, tu dois rentrer dans ton pays ! » Puis ils sont venus derrière le banc quand j’ai été remplacé pour m’insulter encore. » Le milieu de terrain évolue en Italie depuis sept ans et joue à l’Afro Napoli depuis trois saisons. « C’est injuste ce qui se passe ici, on est tous humains. Certains ne comprennent toujours pas ça, alors on est là pour convaincre les gens du bien-fondé de notre projet. »
Les joueurs sont partis. Le soleil commence à décliner, tandis que les derniers spectateurs quittent peu à peu leur siège. Vallefuoco se vide mais les questionnements persistent. La politique du nouveau gouvernement pose déjà de sérieux problèmes au projet d’Antonio Gargiulo. Les procédures pour obtenir le statut de réfugié ou un permis de séjour ont été complexifiées par une récente loi de Matteo Salvini. Ces documents sont indispensables pour qu’un joueur puisse quitter l’équipe amateure et entrer dans le groupe professionnel. Guido Boldoni réfléchit aux défis futurs que va devoir affronter l’équipe : « Il est plus compliqué de trouver des joueurs parce que de nombreux migrants ne viennent plus en Italie. Ils vont en Espagne en passant par une autre route depuis l’Afrique. Nous ne pouvons pas savoir comment les choses vont évoluer mais si la politique du gouvernement continue à aller dans ce sens, cela pourrait poser de gros problèmes au club ». Pour Antonio Gargiulo, « les objectifs sociaux sont difficiles à entrevoir aujourd’hui : nous voulons lutter contre le racisme et les discriminations mais nous sommes dans une société, une nation et un gouvernement fondés sur la discrimination. C’est un moment historique très triste et honteux pour l’Italie. »
LIRE AUSSI :