Redorer le blason de Scampia — quartier trop souvent réduit à ses dérives — c’est l’ambition de l’Arci. L’école de football est le moteur du territoire au nord de Naples, longtemps miné par la Camorra, mafia napolitaine. Une mission davantage sociale, que footballistique.
« Ici, on marche sur la Camorra ». En plantant son pied dans la pelouse, Antonio Piccolo a surtout planté le décor. Le président du club de l’Arci Scampia — petit, chauve, moustachu, à l’œil rieur — se baisse et ramasse une poignée de petites billes vertes qui servent à amortir les chutes sur l’herbe artificielle. Puis, les dissémine un peu partout devant lui. Fièrement, il explique qu’elles proviennent de pneus recyclés dans une usine liée aux activités camorristes. Tout un symbole pour le terrain renommé « Antonio Landieri », jeune de Scampia tué en 2004 par des mafieux qui l’avaient confondu avec un dealer.
Ce lundi matin, l’enceinte entourée de barres d’immeubles ocres est vide, malgré le soleil. À l’heure d’être en classe, trois enfants du quartier traînent autour du complexe. « Vous n’êtes pas à l’école ? », leur demande Piccolo, après que les bambins sont venus lui serrer la main. Profil bas des intéressés devant Il Presidente. La question est loin d’être anodine à l’aune du projet de l’Arci Scampia, école de football créée en 1986 et consacrée aux jeunes du quartier : « Nous ne voulons pas d’équipe première, sinon toute l’attention lui serait accordée », reconnaît d’emblée le président. Si un enfant veut devenir professionnel, il faudra donc aller voir ailleurs. « On compte quelques champions dans le foot, mais on a surtout des champions dans la vie : des réalisateurs, des écrivains, des éditeurs, et plein de gens honnêtes qui travaillent », se réjouit Antonio Piccolo.
L’éducation avant le ballon
En attendant, une quarantaine d’éducateurs bénévoles donnent de leur temps pour les ragazzi du quartier. Pour vivre, le club demande à ceux qui le peuvent de payer une cotisation — les autres sont accueillis gratuitement — et possède « des petits sponsors ainsi que des donateurs », précise le président, comme la fondation Ferrara-Cannavaro. Cette saison, « 400 jeunes sont au club, et 300 en moyenne depuis la création. Tous les joueurs ont entre 5 et 17 ans et ne sont pas sélectionnés selon leur niveau. C’est une période de la vie qui est cruciale pour leur développement humain et footballistique », poursuit-il. « On doit penser à l’éducation des gamins, c’est un engagement social, explique l’entraîneur des moins de 15 ans, Salvatore Spennagallo. Les règles enseignées leur serviront au-delà du sport ».
Et si le club insiste tant sur la nécessité de suivre un cadre de vie sérieux dans ses locaux, c’est parce que l’école traditionnelle est une institution en difficulté là-bas : le taux d’abandon scolaire est de 13,5% à Scampia, contre 5% en moyenne à Naples. « L’école est parfois perçue comme une prison et les jeunes ont l’impression de perdre leur temps, analyse Daniele Sanzone, musicien originaire du quartier et en charge du Scampia Trip Tour. C’est tout le système scolaire qui doit être repensé, notamment en développant la culture du travail et du respect des règles ». Un discours partagé par le club et appuyé par les panneaux fixés aux grilles des terrains du club : « interdiction d’avoir un chewing-gum et de le jeter au sol » — « interdiction de fumer » — « interdiction de rentrer sur le terrain synthétique avec des crampons ».
« L’Arci Scampia, alternative à la rue »
Cette philosophie — stricte — a fait du petit club une institution incontournable. « Antonio Piccolo dit toujours qu’un terrain de foot contient tous les aspects de la vie : un juge, des règles, un groupe », détaille Daniele Sanzone. Dans ses visites du quartier — conçues pour dépasser les clichés — il estime que c’est « inconcevable de ne pas inclure l’Arci, véritable alternative à la rue, et donc à la criminalité ». Criminalité désormais mise en scène dans le monde entier. La notoriété de Scampia a explosé à la sortie du livre Gomorra (Roberto Saviano), en 2006, puis du film (2008, Matteo Garrone) et de la série (2014, Stefano Sollima). Il n’y a pas que les drogues qui sont dures. Les clichés, aussi, au grand dam des locaux. « Le bouquin et le film sont des photographies de la réalité mais la série nous a fait beaucoup de mal, s’agace Daniele Sanzone. Elle n’adopte que le point de vue des criminels, condense quarante ans de maux en quelques mois et donne une fausse idée de la réalité. »
Pour autant, la pauvreté reste extrêmement présente dans ce quartier où le taux de chômage atteint 61% (contre 42% en moyenne à Naples). Par ailleurs, 41% des habitants appartiennent aux classes les plus désavantagées de la population. Mais ces maux concerneraient surtout les Vele, illustres habitations triangulaires réputées à travers le monde pour leur dangerosité. Par le passé, les Vele cristallisaient pourtant plus d’espoirs que de crispations : considérés comme une perle d’architecture moderne dans les années 1970, les bâtiments doivent prochainement être démolis, a annoncé, en 2017, le maire de Naples Luigi de Magisitris. Le basculement intervient lors du tremblement de terre en 1980, qui a causé 3000 morts et largement endommagé les Vele, en plus du trafic de stupéfiants qui s’y est installé. « En quelques mois à cette époque, on était devenus un supermarché international de la drogue, explique Piccolo en filant la métaphore, même si ça s’est arrangé aujourd’hui : Scampia n’est plus qu’une ‘’petite boutique’’. »
« Avant, il y avait beaucoup de “distractions” »
Une petite boutique qui fonctionne encore, malgré tout. Et pour détourner les habitants de la tentation de l’argent facile, l’Arci Scampia ne joue pas solo. Outre le Scampia Trip Tour, l’école de football travaille étroitement avec Dream Team, une association d’aide aux femmes dans le quartier, ouverte il y a dix ans à quelques encablures des terrains de l’Arci. « Les principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés sont économiques. C’est particulièrement vrai pour les femmes, en plus des violences physiques et domestiques qu’elles peuvent rencontrer ailleurs », analyse Patrizia Palumbo, présidente de l’association.
Exceptée l’aide psychologique apportée aux femmes, Dream Team embrasse le même projet d’émancipation par le sport et l’éducation : « L’école de foot d’Antonio Piccolo est fondamentale pour le quartier, c’est pour ça qu’on a créé avec eux une équipe féminine appelée Dream Team Arciscampia, il y a quatre ans », indique Palumbo. Les principes sont les mêmes que pour les garçons : le travail, le respect des règles, de l’autorité et une activité physique assidue. Vingt filles évoluent dans l’effectif, dont Giovanna Presco. Native de Scampia, la joueuse de 20 ans est particulièrement reconnaissante du travail accompli : « Ils nous font comprendre l’importance de la vie, et surtout l’importance de ne pas la gaspiller », détaille-t-elle. C’est par un important tissu associatif — plus d’une centaine d’organisations — que les jeunes de Scampia se voient offrir de nouvelles possibilités : « Les organisations nous soutiennent dans nos travaux à l’université, on nous aide à trouver un emploi, ils écoutent nos problèmes familiaux… en plus du foot ! » Si Giovanna avoue avoir « rencontré, dans son enfance, beaucoup de gens qui prenaient une mauvaise route du fait des “distractions” dans la rue », le quotidien serait aujourd’hui moins difficile que par le passé, « notamment grâce au travail des associations ».
Combattre par les symboles
Le 3 mars dernier a eu lieu la 37e édition du carnaval auquel ont participé l’Arci Scampia, Dream Team et Daniele Sanzone, le responsable du Scampia Trip Tour. Un événement auquel les joueurs sont sensibilisés : « C’est très important pour tout le monde ici de lutter contre la criminalité par cette fête », admet Francesco, ancien joueur de l’école. Une lutte symbolique et pacifique qui rassemble plus de 3000 personnes chaque année. Toutes les saisons, un tournoi antiraciste est aussi programmé par le club. À 20 ans, Francesco n’a plus l’âge de jouer avec l’équipe masculine de l’Arci : il y a joué cinq saisons mais continue de s’y entraîner. Il explique que ces terrains sont devenus « un véritable point de ralliement des enfants du quartier ». « Voir les anciens revenir signifie qu’on a transmis des valeurs, se félicite de son côté le président. Ce fil qui ne se rompt pas nous assure un futur. »
Quelques jours auparavant, la plus belle réussite sportive du club revenait justement à la maison. Armando Izzo, défenseur central professionnel passé par l’Arci Scampia et aujourd’hui au Torino, affrontait le Napoli en Serie A. C’est le seul à évoluer à cet échelon. Le joueur n’a pas manqué de renvoyer un petit message au président à cette occasion. Mais l’histoire n’est pas si rose pour Izzo, dans le monde du football professionnel. L’enfant de Scampia a été suspendu six mois (et a dû payer 30 000 euros d’amende) en 2017 pour « non-dénonciation » dans une affaire de matchs arrangés remontant à 2014. Un trucage qui aurait profité… à la Camorra. Si l’affaire ternit quelque peu la mission si particulière de l’école de football dans un quartier auparavant gangrené par la mafia napolitaine, Antonio Piccolo continue de parler de lui avec beaucoup de bienveillance. Dans les vestiaires, de vieilles photos du joueur — époque Arci Scampia — sont d’ailleurs affichées.
Les vestiaires, justement, sont logés juste sous la tribune principale. Des gradins très colorés et qui forment, en fait, un drapeau gay sur lequel est inscrit « Pace » (paix, en français). De l’autre côté de la route, une immense fresque multicolore est peinte sur la devanture du stade Landieri où des figures historiques de la non-violence sont représentées : Martin Luther King, Gandhi ou encore Nelson Mandela. Des couleurs, encore et toujours, comme pour faire face à la morosité ambiante qui gravite depuis une trentaine d’années autour du quartier.
À la genèse de l’école de football, en 1986, Piccolo ne pouvait évidemment pas s’imaginer quel allait être le futur de Scampia, ni l’ampleur de sa mission. À la même époque, sur les terrains du Napoli, et pendant la Coupe du Monde au Mexique, brillait l’Argentin Diego Maradona — légende vivante pour tous les tifosi napolitains. Un symbole pour Antonio Piccolo, supporter du SSC Napoli. Trente-trois ans plus tard, la « Mano de Dios » est encore dans toutes les têtes. Ce jour-là, Maradona avait marqué plus qu’un but. Cette année-là, Piccolo avait créé plus qu’un club.
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