Au départ, il n’y avait rien, juste une étendue de boue marécageuse dans la région du Latium. Mussolini y a construit en 1932 la ville de Latina. Aujourd’hui, plus de 120 000 personnes y vivent toujours, à l’ombre du fascisme.
« L’époque de Mussolini a été une des meilleures époques pour l’Italie. Regardez autour de vous ! Sans lui, cette ville n’existerait même pas et nous serions encore dans les marécages », s’exclame Benito Arena, 77 ans, à la simple évocation du nom Mussolini. Ce nostalgique du fascisme, à la peau tannée par le soleil, n’évoque pourtant que les heures les plus glorieuses du régime totalitaire, celle des projets architecturaux pharaoniques initiés par le Duce à travers tout le pays. Il ne parlera pas des lois raciales de 1938, de la suppression de la démocratie italienne, ou de la collaboration du gouvernement italien avec l’Allemagne nazie pendant la seconde guerre mondiale. Benito ne garde que le meilleur, assis nonchalamment sur un banc, au pied de la mairie. Ce regard nostalgique sur le fascisme, Benito n’est pas le seul à l’avoir. Gianluca Fiocco, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Rome explique : « Il n’y a pas eu en Italie de travail sur la mémoire dans les décennies qui ont suivi la chute du régime fasciste, comme cela a été le cas en Allemagne après le nazisme. Les gens n’ont pas pu régler leurs comptes avec cette période de notre histoire, ils la comprennent mal. » A Latina, 76 ans après la chute du régime, le fascisme hante encore les murs et les esprits.
Le bâtiment de l’hôtel de ville, sur deux étages, n’a à première vue rien de particulier. Arche de pierre. Toit de tuiles rouges. Arcade pour se protéger du soleil en été. Et puis le regard finit par s’arrêter sur deux statues d’aigles, les ailes déployées. Les rapaces entourent une plaque de marbre blanc, gravée d’une citation signée Mussolini. Elle promet aux paysans de la région que la « puissance fasciste leur apportera aide et justice ». Au même endroit, il y a 84 ans, le Duce inaugurait la création de Littoria, qui deviendrait Latina lors de la chute du régime.
A la fin des années 1920, le chef de l’Etat fasciste finance un chantier titanesque pour assécher les marais pontins qui rendaient la région sud du Latium insalubre et inhabitable. Personne avant lui n’avait réussi cette opération de drainage des sols, la bonifica. Le paludisme disparaît peu à peu de la région. La popularité du dictateur, elle, est renforcée. Il y bâtit de toute pièce en 1932, un bourg de campagne à l’architecture rurale. Les premiers logements, de simples masures, sont construits pour les ouvriers de la bonifica. Latina sera la première des cinq « villes nouvelles » dites aussi « villes de fondation », créées à l’initiative de Mussolini (Aprilia, Pomezia, Sabaudia et Pontinia seront construites dans les années qui suivent). A l’image de l’Italie idéale et humble qu’il vante alors dans ses discours, les maisons, sans prétention, ne dépassent jamais un étage et sont avant tout fonctionnelles. Il fait venir par milliers des familles pauvres de l’Italie du Nord pour coloniser la zone, leur promettant une vie meilleure. Située à seulement 70 kilomètres au sud de Rome, la ville prend rapidement de l’importance et devient en 1934 le chef-lieu de la province. La petite Littoria est devenue grande, démesurée même, à l’image de l’égo du dictateur. Le centre ville change radicalement. Les maisons à deux étages s’effacent à l’ombre d’édifices de quatre, cinq, six étages, qui dominent désormais la ville. Tribunal, banque d’Italie, salle de spectacle : des bâtiments à l’architecture « monumentale » sortent de terre. L’architecte Frezzotti, en charge de Littoria, fait ériger à la gloire de Mussolini une énorme bâtisse en forme de…M, le palazzo M. Littoria est née en à peine deux ans et ne ressemble à aucune autre ville italienne. Entre bourg de campagne et agglomération. Entre sobriété et disproportion.
2019 Latina vit toujours. Tous les bâtiments construits à l’époque sont encore là. À 78 ans, l’architecte et urbaniste à la retraite Antonio Maggauda est le président d’Italia Nostra Latina, une association de défense du patrimoine. Toute sa vie, il a milité pour le parti socialiste italien, dans une ville « où le fascisme a toujours été présent ». Pourtant, pour lui et son association, l’important n’est pas de remettre dans le contexte les bâtiments, pour prendre du recul sur l’époque fasciste. Il préfère essayer de « freiner les constructions d’immeubles causées par le boom économique des années 1960 » , qui « gâchent l’harmonie du centre ville ». Sa collègue architecte, Maria Teresa Accatino approuve. Selon elle, l’architecture de Latina a été « absorbée et assimilée » par la population, pas besoin donc de la remettre dans le contexte. Elle ajoute : « désormais c’est notre ville ». Ils découvrent en se baladant la citation de Mussolini gravée sur la mairie. Ils ne l’avaient jamais vue auparavant. « Peut-être que l’on a jamais voulu la voir, car ce genre de choses ne nous plaisent pas trop. »
Le diable est dans les détails
Ce qui frappe en arrivant, ce sont les rues, bien trop larges pour une ville de taille moyenne comme Latina. Maria Teresa Accatino explique : « Si les places sont aussi grandes et les rues aussi larges, c’est parce que la ville a été conçue pour accueillir des parades militaires. » La seule parade qu’accueillera cette semaine la ville, sera celle du carnaval. « Quand on se balade, la première chose qui vient en tête n’est pas : c’est une ville issue du fascisme », répète souvent l’architecte. Les bustes, tableaux, statues, et autres signes ostentatoires du pouvoir fasciste ont effectivement commencé à être retirés et détruits à la chute du régime en 1943, et ce dans toute l’Italie. Mais à Latina, le diable est dans les détails. En passant devant le mur d’enceinte en brique de la préfecture, Maria Teresa Accatino explique : « cela ne se voit pas car elles sont empilées, mais chacune de ces briques a été marquée en son centre par un fascio, le faisceau fasciste. » Plusieurs des briques du mur manquent à l’appel. Un peu plus loin, au milieu d’une des artères principales, elle s’arrête de nouveau et s’accroupit. À une plaque d’égout sur laquelle est gravé un fascio. « On en trouve de moins en moins, les gens les volent et les gardent chez eux… »
Pour Damiano Coletta, le maire de centre-gauche, hors de question de remplacer ces plaques d’égout qui « font partie de l’histoire de la ville », au même titre que les bâtiments d’époque et que la citation sur marbre du Duce. « Il ne faut pas nier l’histoire de notre ville, une partie de la collectivité ne l’accepterait pas, mais il ne faut pas l’exalter pour autant », explique-t-il. Damiano Coletta est le premier maire « non de droite » depuis la création de Latina. Juste après son élection en 2016, il s’est mis à dos une bonne partie des citoyens après avoir renommé le parc Arnaldo Mussolini (frère du dictateur) en parc Falcone-Borsellino, en hommage à des magistrats anti-mafias assassinés. Qu’importe le nom, au centre du parc, la silhouette de l’aigle fasciste, planté au sommet de l’obélisque plane toujours sur Latina.
Il serait impossible pour un Français de laisser une citation de Pétain sur une mairie ou pour un Allemand de laisser une croix gammée à la vue de tous, sans mise en contexte. Pour un Italien, c’est différent, explique le professeur Fiocco : « Nous avons encore du mal à regarder et à critiquer notre propre passé », explique le professeur Fiocco. « ll n’y a pas d’idée d’une responsabilité nationale face aux atrocités commises sous Mussolini. Les Italiens ont tendance à se voir commes des victimes plutôt que des acteurs. A partir de là, il est logique qu’ils ne cherchent pas à remettre du contexte. » Vu de l’extérieur, cet héritage ne paraît effectivement pas « absorbé et assimilé » comme l’expliquait Maria Teresa Accatino, mais plutôt abandonné à son sort, trop longtemps laissé de côté.
En Italie, les quelques tentatives de prise de recul sur l’encombrant passé se sont soldées par des échecs cuisants. Les députés de gauche Laura Boldrini et Emanuele Fiano ont tenté en 2015 puis en 2017, chacun à leur tour, d’effacer les symboles fascistes visibles des bâtiments italiens. Leur cible principale était l’inscription, en plein coeur de Rome de MVSSOLINI DVX sur un obélisque. Vague d’indignation, insultes : les deux députés se font traiter de négationnistes. Rien ne sera effacé ni changé. Depuis l’autre côté de l’Atlantique, la journaliste et historienne Ruth Ben-Ghiat publie en 2017 dans le New-York Times un article intitulé : « Pourquoi y a t‑il encore tant de monuments fascistes en Italie ? » Les Italiens y répondent, outrés, par des photos truquées d’Italie sur lesquelles les monuments fascistes ont été effacés. Le résultat : des photos de ciel et de terrains vagues.
L’Impero (empire en français) a ouvert ses portes en 1934. C’est le premier restaurant de Latina. L’établissement a longtemps été situé « place du XXIII mars », date la création du parti fasciste. La place a depuis été renommée, plus sobrement, place de la liberté. Le restaurant, lui, est resté le même. Iris Silvestri en a hérité par ses parents. Au mur, elle pose fièrement aux côtés d’un vieil homme au crâne dégarni et aux lunettes teintées en jaune. Il s’agit d’Ajmone Finestra, maire de Latina entre 1993 et 2002 et ouvertement… fasciste. « Le maire Finestra était vraiment quelqu’un d’extraordinaire. Après Mussolini, c’est lui qui a fait le plus de choses pour Latina », raconte Franco, le serveur de l’Impero. La patronne acquiesce. Finestra était un client régulier. Sa mort en 2012 a tellement marqué Iris, qu’elle a gardé la coupure du journal du jour. Saluts romains, aigles et sympathisants fascistes étaient au rendez-vous en pleine journée, sur une des places principales de la ville.
« Les jeunes de Latina ne savent pas que la forme du Palazzo M est un hommage au dictateur. Ils l’appellent juste comme ça parce c’est son nom, sans chercher à comprendre d’où il vient », explique, sans sembler trop inquiète Maria Teresa. Le chapitre du fascisme n’est apparu dans les manuels scolaires italiens qu’au début des années 70, soit une génération après la chute du régime. Gianluca Fiocco, le professeur d’histoire contemporaine le déplore : « Encore aujourd’hui, à l’entrée de l’université, de nombreux élèves n’ont aucune connaissance de ce qui s’est passé pendant la vingtaine d’années où Mussolini a été au pouvoir. On ne parle pas assez de la violence de cette époque à nos enfants ».
Une famille est attablée dans la salle de l’impero. Les enfants, en bout de table, délaissent leurs assiettes de pâtes et préfèrent se chamailler gaiement. Au dessus de leurs têtes sont accrochées deux photos d’un client régulier de l’établissement à une époque : Benito Mussolini. Iris Silvestri l’admet : « C’était un animal guidé par son instinct. J’ai encore du mal à comprendre comment un homme qui a fait des choses si incroyables peut avoir commis de telles atrocités. » L’ambiguïté de Mussolini n’y changera rien, les deux photographies ne bougeront pas du mur.
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