Transports publics saturés, coût de la vie élevé… Depuis une dizaine d’années, les jeunes fuient le centre historique de Rome qui perd des habitants. Un phénomène qui attire de riches étrangers et fait bondir le nombre d’appartements touristiques.
« J’habite à Rome depuis 30 ans et en quelques années la ville s’est vraiment transformée », constate Fausto di Sario en dégustant son expresso. « Parfois il y a des jeunes qui viennent pour louer des appartements, mais ils restent deux ou trois mois seulement. », explique-il en tournant les pages de son journal. Chaque matin, cet octogénaire vient prendre son café sur la Piazza Vittorio Emanuele II, à la limite du centre historique. Installé à la terrasse d’un kiosque-bar, il dit avoir vu la population du quartier historique — situé en plein centre de la capitale italienne — changer de visage. C’est un phénomène mesuré par de nombreux observateurs. Depuis une dizaine d’année, les jeunes Romains ne viennent plus s’installer dans le centre, et le quartier perd des habitants.
Selon une enquête démographique publiée il y a quelques jours par la mairie, le Municipio I — qui regroupe le centre historique et quelques rues aux alentours -, a perdu 13% de sa population entre 2007 et 2018. Un constat que confirme Maria Rita Rossini, un agent immobilier installé dans le centre de la capitale italienne : « Ce n’est pas surprenant, la vie est bien meilleure si vous décidez de quitter le centre historique de Rome », commente-t-elle.
Dans le même temps, la population du Minicipio I a vieilli. Selon cette même enquête, pour cent jeunes de moins de 20 ans vivant dans le centre de la capitale italienne, comptez 220 aînés de plus de 65 ans. « C’est normal, aujourd’hui les jeunes gens partent du centre pour avoir un meilleur cadre de vie », analyse Allessandra Virgilo, une consœur du quartier. Conséquence directe, selon elle, les ventes d’appartements en périphérie augmentent. C’est notamment le cas dans des quartiers tel que celui de Montesacro, au nord, qui voit sa population rajeunir.
Des transports en communs décrépis
Outre l’augmentation de dix points du coût de la vie, qui est un phénomène observé dans le centre de toute les grandes villes, il existe des raisons spécifiquement italiennes qui expliquent le désamour des Romains pour leur centre historique. Parmi elles : les difficultés de circulation. Route caillassée, embouteillages monstres, voirie perturbée par les travaux du nouveau métro prévu pour 2020, accidents… La liste des petites péripéties du quotidien rencontrées par les Romains est longue. « C’est vraiment difficile de circuler en voiture », met en garde Alessandra Virgilio à ses clients. Cet agent immobilier, installé dans le centre, ajoute : « Et pour les places de parking, n’en parlons pas, il n’y en a pas ». « Quand j’habitais à Rome, je devais faire 2h30 de voiture par jour pour me rendre à mon travail », confie, quant à elle, Patrizia. Cette ancienne habitante du centre historique a quitté son appartement romain il y a deux ans pour s’installer à l’extérieur de la ville éternelle. « Depuis que j’habite en dehors de la ville, c’est beaucoup plus pratique », ajoute-t-elle. Cette quarantenaire employée dans le secteur de l’édition habite désormais à Ostia, dans la périphérie de Rome. En déménageant dans la station balnéaire, et en se rapprochant de son entreprise, elle a gagné près de deux heures de trajet par jour.
Autre sujet de mécontentement des Romains : la gestion des transports en commun. La compagnie qui gère les trois lignes de métro et les bus, Atac, multiplie les dysfonctionnements. Selon un rapport interne, 36 % des bus de la capitale sont à l’arrêt pour cause de panne ou de maintenance. Dernièrement, les images d’un bus en feu dans le centre de la ville ont fait le tour du monde. Plusieurs internautes se sont insurgés contre le mauvais entretiens des équipements.
Et ce n’est pas le chantier de prolongement de la ligne C du métro qui peut laisser entrevoir une sortie de crise. Avec des découvertes archéologiques quasi quotidiennes, le projet, prévu pour 2020, a déjà dix ans de retard et personne ne se hasarde à donner une date pour la fin des travaux. « On dit que ceux qui habitent dans le centre historique de Rome ne se déplacent qu’à pied », analyse Maria Rita Rossini.
Un coût de la vie élevé
Si Joseph Geraci préfère continuer d’habiter dans son appartement familial au centre de Rome, il comprend toutefois pourquoi les Romains veulent de plus en plus s’éloigner de leur centre-ville. Ce cordonnier est installé dans le centre depuis 30 ans apporte d’autres raisons. « En quelques années ma ville s’est vraiment transformée. Il y a beaucoup trop de touristes maintenant, cela fait monter les prix, sans compter le bruit et la propreté ». Pour lui, les quelques dix millions de touristes annuels qui viennent visiter la ville éternelle apportent leur lot de galères. Alors qu’il tire sur sa cigarette, devant le fronton de la boutique de chaussures fondée par son père en 1950, il développe : « Pour manger au restaurant, à cause des étrangers, c’est devenu vraiment cher, et pas toujours bon », déplore-t-il. Au cœur de Rome, que vous soyez touriste ou habitant, comptez au minimum 20 euros pour un plats au déjeuner. Un tarif élevé, mais qui n’a rien de surprenant lorsqu’on le compare à d’autres grandes villes. Il en va de même pour l’immobilier.
De sa petite agence du centre de la capitale, Maria Rita Rossini scrute les transformations de sa ville. « Les tarifs de l’immobilier n’augmentent pas vraiment, mais ils sont très élevés dans le centre de Rome », constate-t-elle. En effet, bien que la ville reste encore derrière des capitales telles que Paris ou Londres, le centre historique de Rome est le quartier le plus cher du pays.
Comptez 928 553 € pour l’achat d’un logement avec trois chambres. C’est d’ailleurs pour cette raison que Miryam Maria, une française contactée sur le groupe Facebook des expatriés à Rome, préfère vivre en périphérie. « Sincèrement le prix du loyer est très élevé au centre, dit-elle. Je ne peux pas me permettre de payer plus de 800 euros par mois. Si on s’éloigne on a les mêmes services : les centres commerciaux, les supermarchés, les salles de sport, les jardins pour les enfants… ». Même ressentis pour Ipsy Hammi. Cette Lyonnaise installée avec son mari à Rome depuis 2006 a quitté le centre historique en 2013. « Quand nous avons voulu devenir propriétaires nous avons déménagé à Montesacro. Nous n’aurions pas pu nous le permettre dans le centre, précise la Française. Pour ce même appartement, il aurait fallu 200 000 euros de plus ». Selon Maria Rita Rossini, alors que l’achat d’appartements pour des jeunes et des familles régresse, c’est le marché du luxe, lui, qui est en expansion.
Dans le centre, il y a de plus en plus de personnes âgées ou des personnes étrangères qui ont des appartements très grands, très luxueux
Maria Rita Rossini, agent immobilier dans le centre de Rome
Depuis quelques années, elle note l’arrivée de riches acquéreurs venus du monde entier. « On peut clairement parler d’un remplacement des Italiens historiques par des étrangers, estime Maria Rita Rossini. À chaque appartement acheté, il y a plus d’une chance sur deux pour que ce soit un étranger qui l’achète. Il y a beaucoup d’Américains, mais aussi des Français ou des Russes ».
Alors que les jeunes désertent le centre de la ville aux sept collines, ces nouveaux voisins, eux, s’arrachent à prix d’or des appartements ultra-luxueux. Selon une étude publiée par le cabinet Engel & Völkers, les résidences de luxe peuvent se vendre jusqu’à 20 000 euros le mètre carré dans le centre de Rome. Dans l’agence de Maria Rita Rossini, plusieurs somptueux appartements sont disponibles. L’un d’entre eux, un 196 mètres carrés, avec vue sur le Colisée, est affiché à près de deux millions d’euros.
D’après la municipalité, les propriétaires étrangers représentent aujourd’hui 24,1% de la population du centre historique. Mais dans les faits, il semblerait que nombre d’entre eux soient en réalité des voisins fantômes. « Les étrangers y habitent rarement, estime Maria Rita. Ils ne viennent là que pendant leurs vacances ». « Rome devient une ville vraiment bourgeoise, constate lui aussi Fausto di Sario, le vieil homme attablé à la terrasse de son kiosque-bar. Ce n’était pas comme ça quand j’y suis arrivé il y a trente ans. Tout a changé ».
À côté de ces nouveaux voisins très fortunés, de rares familles résistent et se transmettent leurs biens de génération en génération. « Il y a des familles modestes qui sont propriétaires depuis plus de cent ans et qui ne veulent pas déménager », analyse Ludmila Acone, Romaine et spécialiste de l’Italie contemporaine à l’Université Paris I.
15 000 appartements sur Airbnb
Tandis que seuls les biens de luxe semblent se négocier à bon prix d’achat, les locations, elles se multiplient. C’est une conséquence inattendue de l’exode des jeunes actifs romains. Avec près de 15 000 annonces de logements à louer pour son seul centre historique, Rome est sur la troisième marche du podium des villes européennes sur la plateforme Airbnb. Ainsi, de très nombreux Italiens décident de mettre en location leur bien familial et de profiter des loyers pour louer un second appartement en périphérie, à l’écart de l’agitation de la capitale. Un bon moyen de faire fructifier l’héritage familial ou simplement de rentabiliser les mètres carrés inoccupés dans le centre historique. « J’ai même certains clients qui viennent me voir pour acheter des logements uniquement dans le but de les mettre sur Airbnb », ajoute Alessandra Virgilio.
En Italie, contrairement à la France, la sous-location d’appartements n’est pas réglementée. Alors qu’il est interdit de dépasser 120 jours de location par an à Paris, en Italie une simple déclaration à la mairie suffit pour inscrire son logement sur des sites d’annonces comme Airbnb ou Booking.com.
Dès lors, accaparé par près de dix millions de touristes par an et par les hauts salaires du monde entier, le centre historique de la ville éternelle se transforme peu à peu en une sorte de carte postale pour touristes. Ville musée pour les uns, ville morte pour les autres.
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