Entre les hôpitaux catholiques de plus en plus nombreux, les universités gérées par l’Eglise, et les mouvements Pro Vie qui reprennent l’argumentaire religieux, le droit à l’avortement en Italie est menacé par l’influence grandissante du Vatican.
« Vous ne seriez pas là si votre mère vous avait avorté ». Un slogan choc, placardé en avril dernier en 7 mètres par 11 à deux pas du Vatican, à l’occasion du quarantième anniversaire de la loi 194 qui légalise l’avortement en Italie. Cette campagne a été imaginée par Pro Vita. Pour Alessandro Fiore, avocat et porte parole de cette association anti-avortement, « la vie commence dès la conception ». La femme de ce trentenaire est enceinte de quatre mois. « Ce qu’il y a avant et après l’accouchement, c’est la même chose. Au moment de la conception, il y a un être humain, une vie humaine », assure-t-il.
L’association Pro Vita s’est faite connaître dans tout le pays à force de coups d’éclats médiatiques. Son siège se trouve à Rome, dans le quartier d’Esquilino. Dans les locaux, à chaque pièce son crucifix. Des photos de ventres en gros plan, de femmes enceintes, d’enfants ornent les murs blancs, en plus du logo de l’association — une silhouette turquoise de bébé qui suce son pouce — et l’affiche de la campagne choc de 2018. Ils se disent totalement indépendants du pouvoir politique, même si Alessandro reconnaît quelques « points de convergences entre les principes de notre association et certains partis plutôt de droite ». Son père, Roberto Fiore, est à la tête du parti néofasciste Forza Nuova. Le jeune porte-parole insiste surtout sur le fait que l’association n’a aucun lien avec l’Eglise. Pro Vita fonctionne grâce à des dons privés. Mais Alessandro Fiore confie que la plupart des membres sont catholiques.
Pro Vita est l’un des organisateurs du Congrès Mondial de la Famille, un événement pro vie qui aura lieu à Vérone du 29 au 31 mars 2019. Un lieu qui n’a pas été choisi au hasard. La ville s’est déclarée « en faveur de la vie » le 4 octobre dernier. Le conseil municipal de Vérone a voté une motion « pour la prévention de l’avortement et le soutien à la maternité » proposée par la Ligue. Cette motion autorise les financements publics des associations catholiques anti-avortement pour encourager les femmes qui connaissent une grossesse non désirée à garder l’enfant. Une motion similaire a été présentée mi-février dans la ville de Trévise, preuve de l’influence grandissante de l’Eglise sur la question de l’avortement en Italie.
« Un tueur à gage » : c’est en ces termes que le pape François parlait en octobre 2018 le recours à l’avortement. « Interrompre une grossesse, c’est comme éliminer quelqu’un. Est-il juste d’éliminer une vie humaine pour résoudre un problème ? » Pour l’Eglise catholique, tout acte abortif est prohibé, de l’avortement chirurgical à la pilule du lendemain. Une position partagée par plus en plus de médecins en Italie.
L’Eglise cherche « à conquérir la santé en Italie »
« L’ingérence de la religion dans la politique est énorme », assène Anna Pompili de l’association féministe et pro avortement Amica. « On n’a pas de laïcité. La religion fait l’agenda politique ». Elle s’appuie sur le taux très bas d’avortements médicamenteux, c’est à dire un avortement qui se fait par la prise de médicaments — le misoprostol — et qui ne nécessite donc aucune chirurgie. En Italie, seul 17% des avortements sont médicamenteux, contre 67% en France. Un chiffre qui s’explique par l’omniprésence de la religion catholique. « Le Vatican pense que l’avortement médical est un avortement banalisé, et que ça rend l’avortement plus facile. Evidemment, ça rend l’avortement plus facile ! L’Eglise met des obstacles partout pour empêcher l’avortement médicamenteux », s’emporte Anna Pompili. Selon la loi italienne, un avortement par prise de médicaments nécessite trois jours entiers d’hospitalisation contre une journée pour un avortement chirurgical. « L’avortement médicamenteux est une révolution culturelle parce que cela met l’avortement dans les mains des femmes. Je décide. Tout se passe dans mon corps et personne ne pose ses mains sur moi ! Ça change tout ! Mais c’est terrifiant pour l’Eglise, les prêtres, les médecins et la société », conclue l’activiste, amère.
Selon les chiffres du ministère de la santé italien, plus de deux tiers des gynécologues sont objecteurs de conscience. Comme la loi 194 les y autorise, ils refusent de pratiquer l’avortement. Un score qui dépasse les 90% dans le Sud du pays. Pour Elisabetta Canitano, gynécologue à la retraite et dirigeante de l’association féministe Vita Di Donna, le poids de l’Eglise explique ce pourcentage élevé. Une influence qui se ressent dès la formation des futurs gynécologues et obstétriciens, des spécialités qui ne sont pas séparées dans la Botte. A ses yeux, « les catholiques cherchent à conquérir la santé en Italie ». « A Rome, la plupart des hôpitaux universitaires sont religieux. Le plus ancien est Policlinico Gemelli, l’Université du Vatican. Maintenant nous avons aussi le Campus Biomedico, celle de l’Opus Dei — un mouvement ultra conservateur au sein de l’Eglise catholique. Ils forment leurs gynécologues. Ils sont nombreux et tous objecteurs », fustige-t-elle.
A Gemelli, hôpital privé financé par l’Etat italien et le Vatican, les patients et visiteurs sont accueillis par le regard bienveillant de l’immense statue en pierre blanche du pape Jean-Paul II. Ici, aucun avortement n’est pratiqué. Un ballet incessant de visiteurs et de soignants a lieu dans le hall principal, bien loin du calme des hôpitaux publics. Avec 1558 lits, Gemelli est le plus grand hôpital de Rome. Il s’agit aussi d’un des plus importants centres universitaires du pays. Antonio Lanzone est gynécologue dans l’hôpital Policlinico Gemelli. Il dirige la première année de médecine, et il est objecteur. « Pour moi, l’embryon a les mêmes droits qu’une personne », proclame le docteur Lanzone. Il se dit contre la pilule du lendemain qui est « clairement abortive », puisqu’elle va « intercepter l’implantation de l’embryon ». A propos de la contraception, le praticien se montre à peine plus nuancé. « Il y a des différences entre ce que dit l’Eglise et ce que font les gens. L’Eglise dit clairement que le péché originel est la dissociation entre la reproduction et la sexualité. Il y a des méthodes naturelles avec interruption de la sexualité pendant la période fertile, mais les couples ne sont tous capables de faire cela. Il faut considérer le cas par cas », argue-t-il.
Lorsqu’une femme vient le trouver pour demander un avortement, la réponse est simplement un non. Les gynécologues objecteurs ne sont pas obligés de diriger les femmes vers un planning familial. Mais il explique que ce genre de demande arrive très rarement. En Italie, seuls les hôpitaux publics sont autorisés à pratiquer l’avortement. Gemelli compte une centaine de gynécologues. Tous sont objecteurs.
L’objection par opportunisme
C’est aussi le cas de Vincenzo Spina, catholique pratiquant et gynécologue à l’hôpital Sandro Pertini de Rome. « D’un point de vue moral, je ne peux supporter de mettre fin à une vie. Si une femme est enceinte, elle porte une vie en elle », explique-t-il. Vincenzo admet sans peine qu’il existe une certaine pression sur les non-objecteurs. « Le problème, c’est que si vous déclarez être non-objecteur, la vaste majorité de votre travail est d’interrompre des grossesses. Ils ne font que ça. Il faut que tous les médecins puissent faire des choses variées, car l’avortement n’est pas une intervention anodine, même pour les non-objecteurs », poursuit-il.
L’objection de conscience dépasse le simple cas de conscience. Désormais, certains gynécologues se déclarent objecteurs dans l’unique but de favoriser leur carrière. Pour Elisabetta Canitano « il est difficile pour un jeune médecin de s’affirmer face à un chef de clinique catholique et ils sont nombreux, même dans le public ».
Silvana Agatone, gynécologue et membre de la LAIGA, une organisation féministe pro avortement, est une proche amie de Vincenzo Spina, qu’elle décrit comme « un objecteur sincère », même s’ils ne partagent pas les mêmes opinions. Sincère au sens qu’il est objecteur non pas par opportunisme ou carrierisme mais pour être en accord avec ses convictions.
Vincenzo Spina voit la contraception comme nécessaire et prescrit la pilule du lendemain aux patientes qui la lui demandent. « Si une jeune femme vient me voir pour un avortement, je la guide vers un consultorio — le planning familial italien », poursuit-il. La loi 194 était nécessaire à ses yeux : « L’Eglise est contre l’avortement, mais la loi italienne a réduit significativement le nombre d’avortements clandestins, qui mettent la vie des femmes en danger ». Cette loi, qui autorise l’objection de conscience, lui permet d’exercer sa profession en accord avec sa foi.
Mais le grand nombre d’objecteurs de conscience pose de sérieux problèmes pratiques. Entre la culpabilité dans un pays où la tradition religieuse est encore très présente, l’attente, le manque de suivi ou tout simplement la difficulté de trouver un gynécologue pouvant pratiquer un avortement dans les délais, le droit à l’avortement n’est garanti qu’en théorie. De nombreuses dérives voient le jour. Avorter en Italie relève du chemin de croix.
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9,2% du PIB italien était consacré à la santé en 2014 selon l’OCDE, contre 8,9% en 2016. L’Italie est en dessous de la moyenne des membres de l’OCDE qui se situe à 9%. Les hôpitaux publics disposent ainsi de moins en moins de moyens quand les hôpitaux privés financés par le Saint Siège gagnent de l’importance. L’ouverture récente du Mater Olbia, un hôpital privé en Sardaigne financé par le Vatican et le Qatar (Qatar Foundation Endowment e Fondazione Gemelli) en est l’incarnation. Un établissement privé que la santé publique ne peut concurrencer. A Rome, l’hôpital Bambino Gesù est la référence en matière de pédiatrie. Il s’agit du plus grand centre pédiatrique d’Europe. Cet établissement religieux, dont le nom se traduit par Enfant Jésus, dépend du Vatican et détient la quasi exclusivité du diagnostic prénatal — les interventions qui permettent de détecter des anomalies graves sur le foetus, pouvant donner lieu à un avortement thérapeutique.
Une stratégie payante pour l’Eglise. S’implantant dans des régions où la santé publique est en berne comme en Sardaigne ou en faisant de ses hôpitaux des centres de recherches de pointe et des Universités de première ligne, la santé privée catholique devient peu à peu incontournable pour les Italiens.