Sergio Tacchini, Ellesse, Kappa, Fila… Ces griffes ne sont plus réservées aux amateurs de football ou de tennis. Ces marques, jugées ringardes il y a encore dix ans, sont désormais prisées des adolescents italiens qui redécouvrent les vêtements de sport à l’italienne.
Enceinte montée à plein volume sur le dernier tube de la rappeuse américaine Cardi B, un groupe d’une vingtaine de jeunes adolescents italiens, filles et garçons, s’empressent d’exécuter en rythme les pas de leur chorégraphie. Sur la Piazza del Popolo, où se réunit la jeunesse de Rome, ces danseurs en herbe sont pour la majorité chaussés de baskets Fila comme s’ils semblaient tout droit sorti des années 90. Sweat-shirt Sergio Tacchini, banane portée en bandoulière signée Fila, doudoune estampillée Kappa… Ces griffes adulées il y a plus de trente ans constituent aujourd’hui l’uniforme des jeunes branchés du centre-ville romain.
Pasquale Viscido, lycéen de 17 ans, est conquis par le retour de cette mode du vêtement de sport. « Je porte souvent des marques italiennes. Ma préférée est Fila », confie-t-il. Pour l’amour du streetwear, ces sweat-shirts, baskets et autres survêtements portés au quotidien, le jeune napolitain peut dépenser jusqu’à « 500 euros par mois » .
Pour comprendre comment cette tendance est parvenue à toucher les millenials, des adolescents nés à l’aube du millénaire et bercés par la culture digitale, il faut remonter au début des années 2000. C’est alors le début de l’ athleisure (contraction des mots anglais athlétique et loisir) qui imagine des vêtements de sport pour être portés en ville comme à la salle de gym. Les géants Nike (américain) et Adidas (allemand) multiplient alors les collaborations avec des créateurs de mode tels que le Japonais Yohji Yamamoto ou l’Anglaise Stella McCartney. En Italie aussi, certaines marques de luxe italiennes intègrent les codes du sportswear à leurs collections. En 2009, Max Mara présente ainsi une collection de vêtements aux tissus fluides et aux lignes moins figées que ses classiques manteaux de laine.
Au même moment, les marques Sergio Tacchini, Fila, Ellesse, Kappa ou encore Lotto souffrent de leur image. Depuis les années 2000, « elles étaient toutes considérées comme ringardes parce qu’elles produisaient des vêtements assez techniques, réservés aux sportifs », affirme Emanuele Coccia, historien de la mode à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Car dans les années 80 et 90, ce sont surtout les joueurs de tennis qui raffolent de survêtements Sergio Tacchini, fondée par le tennisman italien du même nom, ou de baskets Fila, portée par le suédois Björn Borg. Quant aux amateurs de football, ils se tournent vers Ellesse, ou Kappa ; la griffe des joueurs de grands clubs de football italiens, de l’AS Roma à l’AC Milan en passant par la sélection nationale. « C’était pour les gens qui allaient au stade », raconte Dario, patron de Superstylin’, un magasin de streetwear américain du sud de Rome. « Quand on a relancé la marque en 2012, les gens me riaient au nez », se remémore Patrick Buffeteau, responsable du marché français de la marque Fila.
Mais en 2015, ces marques de sport italiennes reviennent au goût du jour. Emanuele Coccia explique ce revirement par le défilé de Gosha Rubchinskiy, présenté cette année-là lors du Pitti Uomo à Florence, un salon dédié à la mode masculine. Le créateur russe, connu pour sa marque éponyme de streetwear haut de gamme, présente une collection reprenant les logos des marques italiennes Fila, Kappa et Sergio Tacchini, redonnant à ces labels de la visibilité dans le monde de la mode. Progressivement, les artistes de la scène hip-hop et les influenceurs des réseaux sociaux commencent alors à arborer ces griffes italiennes.
Chiara Ferragni, instagrammeuse aux 16 millions d’abonnés, s’empresse de revêtir en 2017, les dernières créations de la maison de couture italienne Fendi, habillées du logo bleu et rouge de la marque Fila. En 2018 les collaborations entre marques de luxe et de sport italiennes s’enchaînent : Lotto et Damir Doma ou encore Kappa et Montaigne Market. Grâce à elles, les marques de luxe gagnent en visibilité auprès d’une clientèle plus jeune qu’elles pourront fidéliser à long terme. Quant à celles de sport, elles acquièrent une légitimité auprès des fans de mode.
En 2018, un clip italien de Takagi & Ketra, Da Sola, connaît un immense succès avec 3,5 millions de vue sur Youtube. On peut y voir un joueur de tennis portant du Sergio Tacchini s’agitant derrière un filet, raquette en bois des années 80 à la main.
Un business florissant
Dans les pentes du quartier Monti, à deux pas du Colisée, Fabrizio encaisse un touriste de passage dans sa boutique Suede dédiée au streetwear. Sur des murs blancs, des étagères remplies de baskets en édition limitée font face à des portants de survêtements en velours, de doudounes colorées et de pantalons au motif camouflage.
« Ça fait maintenant un an et demi que je vends du Fila, Kappa et Sergio Tacchini », explique le patron de quarante ans, chaussures Nike multicolores aux pieds et barbe de trois jours. Le Romain, qui voit la mode « comme un cycle », juge « réussi » le renouvellement de ces marques. Un avis partagé par Gaspare Rizzo, sicilien de 21 ans et fan de streetwear : « Kappa a réussi à apporter de nouveaux designs, plus originaux et excentriques. C’est une bouffée d’air frais !»
Depuis la création de sa boutique en 2012, Fabrizio sélectionne des articles issus de collaboration entre marques de luxe et de sport italiennes, comme ce pull en laine du créateur italien Danilo Paura, estampillé d’une dizaine de logos Kappa à 450 euros. Malgré les tarifs proposés, dépassant souvent la centaine d’euros, le magasin Suede attire une clientèle jeune, âgée de 18 à 30 ans et de plus en plus féminine. « Pendant longtemps, le streetwear était principalement porté par des hommes mais aujourd’hui, les filles s’y intéressent aussi », détaille-t-il. Il a d’ailleurs ouvert une seconde boutique, dédiée uniquement au vestiaire féminin qui représente aujourd’hui une partie croissante de son chiffre d’affaires.
À quelques rues de la boutique épurée de Fabrizio, se tient Pifebo. Dans la vitrine de ce magasin vintage, trône une veste de la marque italienne Diadora, aux couleurs de l’équipe de football azzuri des années 90. Au sous-sol, un maillot bleu turquoise Kappa et un sweat-shirt gris Sergio Tacchini aux manches mitées côtoient vestes en velours côtelé et chemises à carreaux. « Avant, nos clients venaient chercher des vêtements vintage classiques et assez chics », constate Giulia. Mais aujourd’hui, une nouvelle clientèle, âgée d’ « une vingtaine d’années tout au plus […] demande de plus en plus de sporstswear des années 90 », confirme la vendeuse qui officie depuis quatre ans dans le magasin.
[slider source=“media: 100942,100940,100944” title=“no” autoplay=“0”]
Dans le magasin vintage Pifebo, à Rome, une nouvelle clientèle est à la recherche de vêtements de sports italiens des années 80 et 90.
Le phénomène a d’ailleurs poussé le gérant de la boutique, Chicco, et ses deux associés à parcourir des entrepôts où s’entassent les vêtements de seconde main venus de toute l’Italie, à la recherche de pièces rares signées Kappa ou Diadora et ce, à moindre coût. Chez eux, les prix ne dépassent pas la vingtaine d’euros pour un t‑shirt ni les quarante euros pour un sweat-shirt.
En dehors des collaborations avec des marques de luxe, la marque Fila a rebâti son image autour d’un sportswear plus accessible et tendance. Son modèle de chaussures phare, la disruptor, remise sur le marché en 2015 et reconnaissable à sa semelle en gomme blanche dentée coûte une centaine d’euros et compte de nombreux fans sur les réseaux sociaux comme Instagram. Et pour mieux toucher sa jeune clientèle, la firme s’est développée à travers le monde, avec 37 licences et un réseau de distributeurs mondialisés et prisés des adolescents, de Footlocker à JDsport en passant par Citadium.
Reprise en 2007 par l’homme d’affaires sud-coréen Gene Yoong, Fila a atteint en 2018 un chiffre d’affaires de 430 millions d’euros en Europe. C’est deux fois plus qu’en 2015. En Italie, le marché représente aujourd’hui 50 millions d’euros de chiffres d’affaires pour l’entreprise. « C’est notre deuxième marché européen après la France », se félicite Patrick Bouffeteau. La marque prévoit de passer à 620 millions d’euros de chiffres d’affaires d’ici 2020. Elle reste donc loin derrière Nike, qui réalise 9,2 milliards d’euros de chiffres d’affaires en Europe ou Adidas qui affiche un chiffre d’affaires de 5,8 milliards d’euros pour ce même continent.
Héritage italien et réseaux sociaux
Autre explication du succès de Fila, Kappa, Ellesse ou Tacchini : capitaliser sur l’héritage italien de ces marques. Pour certains jeunes consommateurs, le sportswear italien reste donc associé à l’image de qualité et d’artisanat propre à la mode italienne. « Je suis toujours fier de porter une marque italienne, même si je ne les achète pas que pour ça », confie Michele, 14 ans et fan de sportswear. Quant à Pascale Viscido, napolitain de 17 ans, porter une marque italienne est aussi une fierté : « c’est comme supporter son équipe pendant une coupe du monde.[…] C’est aussi l’assurance de produits de qualité”, continue le jeune homme.
Pourtant, loin de son berceau historique de Biella, au nord de l’Italie, Fila a délocalisé la majorité de sa production en Asie, tout comme ses concurrents. De quoi dérouter Gaspare Rizzo, jeune sicilien accro à la marque Kappa, lorsqu’il découvre sur l’étiquette de son sweat-shirt préféré que celui-ci a été fabriqué en Chine.
Sur la page Facebook Hypebeast Italia, les jeunes Italiens amateurs de streetwear se rassemblent. Ils sont nombreux à poster des annonces à la recherche de la pièce rare ou à traquer pendant des heures la bonne affaire sur Internet. Mais ces plateformes d’échanges et de ventes en ligne permettent aussi de créer des liens entre les amateurs. « Le sportswear ce n’est pas seulement une mode vestimentaire, c’est aussi avoir le sentiment d’appartenir à une communauté de passionné à travers le monde, c’est quelque chose qui nourrit votre esprit critique », explique Pasquale, abonné à la page Facebook Hypebeast Italia, qui compte 7 274 abonnés.
Emanuele Coccia voit dans ce phénomène un parallèle avec le mouvement des « Paninaris » (sandwich en italien) né au début des années 80. « Ça a commencé à Milan. Puis ça a touché Rome et enfin ça s’est diffusé un peu partout dans le monde. » Ces jeunes italiens aisés, que l’on surnommait ainsi pour leur amour des fast-food, s’appropriaient déjà à l’époque un uniforme sportswear, avec des pièces de marques américaines telles que Timberland mais aussi italiennes comme les doudounes Moncler. Ces codes vestimentaires fondaient les repères de leur communauté.
Pour contenter tout le monde, la chaîne d’équipement sportif Cisalfa a trouvé la solution. D’un côté, les vestes rouges ou bleues satinées de la dernière collection Fila ou Ellesse pour les plus jeunes. De l’autre, les survêtements en coton épais et aux couleurs ternes continuent de satisfaire une autre génération, les clients âgés de plus de 40 ans toujours attachés à ces marques, à la mode aussi lorsqu’ils étaient jeunes.