Ils l’adorent, mais ne peuvent pas rester. La ville de Naples n’offre plus de perspective d’avenir à ses jeunes générations comme il y a cinquante ans. Si l’école, décrite dans la saga de Ferrante L’amie prodigieuse, permettait aux jeunes des quartiers populaires de s’élever dans la ville, la jeunesse actuelle ne s’émancipe plus qu’en la quittant. Naples, symbole d’une Italie du Sud en perdition.
Ils ont une vingtaine d’années, sont Napolitains, étudient dans une ville qu’ils chérissent plus que tout et pourtant, tous redoutent de devoir partir. « Si je peux rester à Naples je resterai parce que ma famille et mes amis sont ici… Mais s’il n’y a pas de travail, alors je partirai », regrette Manuel Manzo, 21 ans. Sur les marches de l’université de Naples Federico II, le jeune homme révise avec deux amies pour leur examen. Lui suit des études pour devenir assistant social. Pour Ludovica Conte, 20 ans, elle aussi étudiante dans le social et Eva Tesoniero, 20 ans, étudiante en pharmacie, la conclusion est la même : elles partiront à l’étranger après leurs études. Et si elles restent en Italie, elles s’installeront dans une ville du Nord. « Dans cette ville, la méritocratie n’existe pas ! Si on ne connait pas quelqu’un dans le réseau, on ne trouve pas de travail », explique Eva d’un ton désabusé.
Un peu plus loin, Tonia Russo, 20 ans, et Alessia Conti, 21 ans, deux étudiantes en droit profitent des dernières minutes avant l’examen pour relire leurs cours. L’une veut devenir avocate, l’autre magistrate. Lorsqu’on leur demande si elles comptent rester à Naples après leurs études c’est un « non » définitif et spontané qu’elles prononcent en même temps. Alessia partira peut-être à Rome travailler pour le cabinet de son oncle, Tonia songe aussi à l’Italie du Nord et même à l’étranger. Mais les jeunes diplômés ne sont pas les seuls à partir. Naples perd aussi sa main d’oeuvre qui préfère émigrer vers le Nord où l’on trouve un marché du travail plus prometteur.
Complexe et paradoxale, la ville de Naples a toujours été reconnue pour la qualité et la notoriété de ses enseignements universitaires ; pourtant elle n’offre plus de perspectives d’avenir pour ses jeunes. « J’aime beaucoup ma ville, mais il est difficile d’y faire carrière », admet Eleonora Minucci. Après avoir fait des études d’archéologie ailleurs en Italie et en Afrique, la Napolitaine de 31 ans n’est que de passage dans sa ville natale. Elle y est revenue pour terminer son doctorat. Et songe à repartir par la suite.
À l’image de l’université Federico II, Naples est une ville à deux visages. Située corso Umberto I, sa façade aux allures de palais ne passe pas inaperçue. Dans l’entrée, un immense hall indique aux étudiants les différents départements. Au fond, une cour mène vers un bâtiment neuf, imposant, dont la tour principale arbore de grandes lettres romaines « ISTITUTI DI CHIMICA E FISICA ». Pourtant à peine quelques mètres plus loin, passé le département de physique-chimie, les bâtiments ont une tout autre apparence. Des pans de mur s’effritent, les couleurs sont ternies. Un autre monde.
Un Sud à l’abandon
Le cas de Naples n’est pas isolé. Bien que l’écart entre le Nord et le Sud soit historique, la crise de 2008 a accentué les inégalités. Si cet évènement a chamboulé toute l’économie italienne, le Mezzogiorno, les régions du Sud, en est la première victime. « Le Sud va finir par mourir », déplore Adriano Giannola, président du Svimez (l’Association pour le développement industriel du Mezzogiorno) en songeant au départ des jeunes napolitains. Dans son appartement en bord de mer, via Pontano, un quartier bourgeois de Naples, le sexagénaire est pessimiste, la précarité ne cesse de croître et le taux de chômage avoisine les 20% dans la région. À elle seule, la ville de Naples affiche un taux très élevé : 40%. « Et pour les jeunes on dépasse les 45% ! », soupire Adriano Giannola. Pas étonnant donc que les 18–25 ans quittent le Sud. « En dix ans, le Mezzogiorno a déjà perdu 1 800 000 personnes ! », constate-t-il.
Les rues de Naples racontent cet abandon. Dans le centre ville, nombre d’immeubles sont délabrés, certains travaux commencés semblent être à l’arrêt. Un peu plus loin sur la via Foria l’immense bâtisse Albergio dei poveri (l’hospice des pauvres) s’est vidée. Ce bâtiment de plus de 350 mètres de long est connu pour avoir accueilli les pauvres de la ville, les orphelins, puis les prisonniers ou encore les artistes. Aujourd’hui il ne reste rien de tout cela, seuls les chats osent s’y aventurer.
Adriano Giannola accuse l’Italie du Nord de ne pas prêter main forte au Sud, de puiser dans ses ressources y compris en lui volant ses jeunes générations et de développer des ambitions autonomistes. Rien qu’à cette pensée, Adriano Giannola s’alarme, « le Nord ne peut pas se permettre de vivre sans le Sud ! Si on en vient à une sécession, le pays pèsera encore moins dans la balance européenne. » Si l’un s’écroule, l’autre s’effondre.
Avec son association, le président tente de promouvoir l’activité économique dans le Sud (sidérurgie, métallurgie, et surtout agriculture), et par la même occasion de retenir les jeunes arrivant sur le marché du travail. Mais les prévisions ne sont pas bonnes. En 2060, la Campanie qui est encore la région la plus jeune d’Italie sera une des régions les plus vieilles d’Europe, selon une analyse démographique réalisée par l’office central des statistiques. « Moi je parle d’euthanasie de la population méridionale », condamne le Napolitain.
Ce vieillissement s’explique par le manque d’opportunités. L’avis est général : dans le Sud, on se sent abandonné. Pourtant, les habitants ne comptent pas lâcher leur région à laquelle ils sont tant attachés. « Je n’ai pas envie de quitter Naples », soupire Manuel. En attendant le début de son examen à l’université, le futur assistant social songe à sa ville d’origine. Il aime tout : le soleil, la mer, le ciel bleu en février, l’ambiance des rues, les dames âgées qui se parlent depuis leur fenêtre dans un dialecte fort et rapide…
Raconter le Sud et sa jeunesse
Il y a soixante ans, la jeunesse napolitaine n’avait pas besoin de quitter Naples pour s’émanciper. Son ascension sociale se faisait au sein de la ville. Dans la tétralogie L’amie prodigieuse, Elena Ferrante raconte la vie de deux héroïnes, Lila Cerullo et Elena Greco, toutes deux issues d’un quartier populaire. Dans le Naples des années cinquante, l’enseignement semble être le seul moyen d’échapper à son milieu. Mais quand l’une a l’opportunité de continuer ses études, l’autre est piégée dans son monde, sa famille ne pouvant pas financer sa scolarité.
« Greco, tu sais ce que c’est la plèbe ? — Oui. — Si quelqu’un veut rester dans la plèbe lui et ses enfants et les enfants de ses enfants, il ne mérite rien. » C’est ainsi que Mme Oliviero, la maîtresse d’Elena Greco, décrit la population du Rione Luzzati, le quartier dans lequel elle et les personnages du roman évoluent. Un lieu de vie populaire et pauvre de Naples qui sert de décor à l’œuvre de Ferrante et permet à l’auteure de dépeindre la misère, la violence de l’époque et la difficulté pour cette population de gravir l’ascenseur social.
Situé en périphérie, et entouré par des zones industrielles, le quartier du Rione Luzzatti est comme isolé du reste de la ville. Mais depuis la sortie du best-seller et surtout de l’adaptation en série sortie en novembre dernier, ce lieu de vie populaire est devenu un passage obligatoire pour les fans de Ferrante. Maurizio Pagano, un écrivain local, est fier de présenter son quartier. « Je suis made in Rione luzzatti », rigole le quarantenaire.
Avec son association, l’Italien propose des tours aux touristes, curieux de connaître les lieux de la saga. « Voici l’église. C’est dommage, dans le roman elle ne prend pas beaucoup de place alors qu’elle a une très grande importance dans le quartier, c’est un lieu de socialisation », regrette le romancier. Une visite sur les toits, le ciel est bleu, le soleil éclaire les façades colorées des immeubles : du bleu, du rose, du jaune, un panel de couleurs qui rend tout plus chaleureux. Une descente jusque dans les caves ; puis un petit tour par l’école, la bibliothèque dont la façade est entièrement dédiée à l’oeuvre de Ferrante, et enfin, le fameux pont à trois voies qui sépare le quartier du reste de la ville. Maurizio Pagano connaît le Rione sur le bout des doigts, à chaque coin de rue il salue les habitants, des « ciao Maurizio » fusent de partout. Une ambiance de petit village règne.
Dans la fiction comme dans la réalité, on y trouve une précarité importante, l’écrivain pointe cependant du doigt plusieurs différences entre le Naples conté par Elena Ferrante et celui d’aujourd’hui. Certes, après la guerre, l’accès à l’éducation n’était pas aussi développé que maintenant. En revanche, dans le Naples des années cinquante et le Sud en général, les gens trouvaient facilement du travail car il y avait tout à reconstruire. Les temps sont plus difficiles aujourd’hui. Lui-même est parti travailler quelques années dans le Nord. « Ici, c’est comme ça, on part pour travailler mais on revient indubitablement dans le Sud. Parce que ça nous manque, et alors on accepte de vivre dans des conditions économiques et sociales moins élevées. » Suivant le même destin qu’Elena Greco, Tonia, Manuel, Ludovica, Eva partiront étudier et travailler ailleurs pendant un moment mais une chose est sûre, ils reviendront.
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