En Italie, les “Tanguy” prisonniers du nid

Écrit par
Inès de Rousiers
Enquête de
Pierre Gar­rigues et Inès de Rousiers à Rome

On les appelle « Tan­guy » en France, « céli­bataire par­a­site » au Japon ou  « généra­tion boomerang » en Angleterre. En Ital­ie, les « Bam­boc­cioni », lit­térale­ment « gros bébés », sont ces jeunes adultes qui vivent encore chez leurs par­ents. Ils refusent ce sobri­quet infan­til­isant qui cache une mis­ère sociale endémique chez les jeunes.

« Com­ment tu veux pay­er un loy­er de 800 euros quand t’en gagnes 900 ?! » Comme beau­coup de trente­naires, Leonar­do a trimé pour trou­ver un job. De mécani­cien à garçon de café, le jeune homme à la car­rure imposante a enchaîné les petits boulots. Depuis un an et demi, il tra­vaille dans une bou­tique ali­men­taire à Ter­mi­ni, la gare de Rome, pour 900€ par mois. Un salaire mod­ique. Insuff­isant pour louer un loge­ment. Du coup, Leonar­do vit tou­jours chez sa mère qui tente de join­dre les deux bouts en mul­ti­pli­ant de menus travaux « au black ».

La cohab­i­ta­tion dans l’ap­parte­ment situé au coeur du quarti­er de Traste­vere et de ses célèbres maisons bar­i­olées se passe bien, même si elle est par­fois émail­lée de quelques dis­putes. « Quand je ren­tre accom­pa­g­né le soir par exem­ple », racon­te l’Italien en pouf­fant. « Mais j’essaie quand même de respecter les règles de la Mama. En général, je vais autre part, ou je ne fais pas de bruit », pour­suit-il en trit­u­rant sa veste en cuir, un peu mal à l’aise. Comme quan­tité de jeunes adultes ital­iens – deux tiers des 18–34 ans‑, Leonar­do n’a pas quit­té le domi­cile famil­ial. C’est un « Bam­boc­cione ». Lit­térale­ment un « gros bébé ».

Leonar­do Scano, “bam­boc­cionne” romain /© Pierre Garrigues

Un terme qui pour­rait prêter à sourire si ce n’était pas l’expression d’un enjeu social majeur en Ital­ie : celui d’une jeune généra­tion oubliée, presque méprisée. Une grande majorité vit chez ses par­ents faute de moyens économiques, con­fron­tée à un marché immo­bili­er aux prix exor­bi­tants et une sit­u­a­tion pro­fes­sion­nelle instable. 

Cer­tains Ital­iens assu­ment com­plète­ment l’expression « Bam­boc­cioni ». Ce mode de vie fait par­tie de la cul­ture ital­i­enne. Celle d’une famille unie, soudée, où cohab­itent plusieurs généra­tions. Comme Nico­lo, 27 ans. Ce jeune chef d’entreprise vit chez ses par­ents parce que « c’est plus con­fort­able » et qu’il ne veut pas « vivre seul ». « Je quit­terai la mai­son de mes par­ents quand j’irai vivre chez ma copine. Ils sont heureux que je sois là, avec mes sœurs de 20 et 27 ans », racon­te-t-il avec détache­ment. Pour lui c’est la norme, la plu­part de ses amis trente­naires n’ont pas encore pris leur indépen­dance. Nico­lo l’explique par une tra­di­tion famil­iale forte. « La famille ital­i­enne veut rester unie », affirme le jeune homme. « Comme tout le monde, un jour je vais devoir par­tir de chez ma mère. Mais je ne m’installerai pas trop loin d’elle », con­firme Léonardo.

Terme infantilisant

Diego, ex-bam­boc­cione /©Pierre Garrigues

A la lim­ite du puéril, l’expression « Bam­boc­cioni » est en vogue au sein de la classe poli­tique ital­i­enne. L’ex-ministre des finances, Tom­ma­so Padoa-Schiop­pa n’est pas étranger à la démoc­ra­ti­sa­tion de ce terme peu flat­teur. En 2007, en pleine dis­cus­sion budgé­taire avec le Sénat, il par­le de ces « gros bébés » ultra-dépen­dants du cocon famil­ial, qu’il faut pouss­er à par­tir. La sor­tie a fait débat et a provo­qué la colère des jeunes adultes ital­iens. Par­mi eux, Diego, 40 ans, ex-bam­boc­cioni qui refuse ce terme trop infan­til­isant. « Je me suis sen­ti offen­sé, avoue-t-il, j’ai voulu réa­gir ». Quand le politi­cien a tenu ces pro­pos, il était un trente­naire qui vivait chez ses par­ents. Avec des amis, il créé le groupe « Bam­boc­cioni » sur Face­book. En pho­to de cou­ver­ture : une mama ital­i­enne, lunettes sur le nez et cheveux grison­nants, qui gave son fils de pas­ta.  « C’était juste une provo­ca­tion, pour rigol­er avec mes amis », explique l’Italien aux yeux rieurs, les mains enfon­cées dans les poches de son pull à capuche. À 33 ans, il est retourné vivre près de deux ans chez ses par­ents, pour éviter de pay­er un loy­er. Le pre­mier mois s’est passé sans his­toire. Mais la sit­u­a­tion s’est rapi­de­ment ten­due : « Mon père était con­tent mais ma mère voulait que je parte parce qu’on ne s’entendait plus. Il fal­lait que j’aille vivre tout seul. »

Groupe Face­book fondé par Diego Ciuf­fet­ti, en réac­tion au “Bam­boc­ci­ni” de Tom­ma­so Padoa-Schiop­pa /© Diego Ciuffetti

« Ce n’est pas facile d’être à la mai­son après trente ans », con­fesse-t-il. Surtout à cause du poids du regard des autres. Deman­dez à un Ital­ien ce qu’un « Bam­boc­cione » représente pour lui, il vous par­lera à coup sûr de ces jeunes inca­pables de décam­per des jupes de leurs mama pour trou­ver un job. Il existe bien sûr, en Ital­ie, des jeunes adultes, trop attachés à leurs géni­teurs pour quit­ter le nid. Ceux qu’on appelle « Tan­guy » en France, depuis la sor­tie du film éponyme d’Etienne Chatiliez en 2001. Diego évoque son ami Pao­lo* qui mène à Rome une vie presque banale. La journée il jon­gle entre son tra­vail, chef de gare pour ATAC, la société qui gère le métro romain, et les moments partagés avec sa com­pagne. Le soir, quand il ren­tre chez lui, au sud de Rome, rien ne le dis­tingue des autres Ital­iens. Du moins si on ne s’intéresse qu’au pre­mier étage de sa mai­son. Parce que le deux­ième étage est occupé par ses par­ents. « Pra­tique pour la lessive et les repas », admet amusé son ami Diego.

Mais der­rière l’anecdote, se cache une réal­ité sociale prob­lé­ma­tique. « Mes amis vivaient chez leurs par­ents parce que c’est dif­fi­cile de louer un apparte­ment quand on a un emploi pré­caire », glisse Diego dans la dis­cus­sion. Parce que cette éti­quette de « gros bébé », de « fainéants », tous – ou presque — la réprou­vent, mais en silence. Car le sujet est « touchy », presque tabou. Tout le monde a un ami « bam­boc­cioni ». Mais rare sont ceux qui assu­ment l’être et acceptent de par­ler, par peur des moqueries.

Source: Euro­stat, 2017

Culpabilisation

« Quand les jeunes ont un job, il s’agit sou­vent d’un emploi pré­caire : CDD ou intérim », explique la soci­o­logue Annal­isa Tonarel­li. D’après une étude de l’INSEE, l’institut nation­al de sta­tis­tique français, depuis 2016, sur 10 emplois créés en Ital­ie, 9 sont des CDD. « La crise économique de 2008 a poussé les entre­pris­es à recourir aux CDD, à engager des jeunes, à met­tre fin à leur con­trat (8/10 mois) et à en engager d’autres », pré­cise Mar­co Accort­in­ti, chercheur au CNR-IRPPS. Une offre d’emploi pré­caire donc, mais surtout rare. « C’est un peu typ­ique de l’Italie, pour­suit la soci­o­logue. Même avoir un bon diplôme ne garan­tit pas d’avoir un bon salaire ou même de trou­ver un emploi. Et sans ren­trée d’argent, l’autonomie est impos­si­ble. » Selon l’Istat, l’institut nation­al des sta­tis­tiques ital­ien, le taux de chô­mage des 25–34 ans frôlait les 18% en 2018, con­tre env­i­ron 10% pour le total de la pop­u­la­tion active. Une sit­u­a­tion alar­mante que la soci­o­logue explique assez sim­ple­ment : « On a des for­ma­tions qui ne sont pas adap­tées à un marché du tra­vail qui est déjà très bouché. »

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Il y a bien des réformes qui ont été mis­es en place pour aider les jeunes, comme le
« Youth act » mis en place par l’ex chef du gou­verne­ment Mat­teo Ren­zi en 2014. Mais ce type de poli­tique vise surtout à financer des for­ma­tions. « On sou­tient les jeunes dans la recherche d’un emploi qui n’existe pas », résume Annal­isa Tonarel­li. Si la Grande Botte ne fait que peu d’effort pour aider ses enfants, c’est aus­si, selon elle,  en rai­son d’un cer­tain
« mépris » entretenus par les politi­ciens qui se sont suc­cédés. « C’est très grave qu’un min­istre de l’emploi ait util­isé l’expression ‘Bam­boc­cioni’ », s’indigne la soci­o­logue. Selon elle, les poli­tiques sont bâties sur un vieux préjugé : les jeunes ne seraient pas effi­caces dans la recherche d’emplois, ils seraient fainéants.  « Cette vision stéréo­typée a été forgée par une généra­tion de sex­agé­naires qui a eu la pos­si­bil­ité de trou­ver un emploi et d’avoir une ascen­sion sociale rel­a­tive­ment facile et qui cul­pa­bilise les jeunes au lieu de recon­naître qu’elle n’a pas assez investi dans la créa­tion d’emploi. »

« Les jeunes ne représen­tent sûre­ment pas un bassin élec­toral assez large, car l’Italie tra­verse une crise démo­graphique pro­fonde, com­plète Mar­co Accor­ti­ni. L’attention la plus grande est donc portée sur les adultes et les per­son­nes âgées. » Avec un taux de natal­ité en chute libre depuis des années, l’Italie est le deux­ième pays au monde, après le Japon, qui compte le plus de per­son­nes âgées. Ce que con­firme cette phrase répétée comme un mantra par les Ital­iens : « non e un paese per gio­vani». Ce n’est pas un pays pour les jeunes. « C’est un sujet de dis­cus­sion récur­rent avec mes amis, eux aus­si bam­boc­cioni », racon­te Leonar­do. « Tout ce qu’on veut, c’est vivre mieux. »

*Le prénom a été modifié

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