On les appelle « Tanguy » en France, « célibataire parasite » au Japon ou « génération boomerang » en Angleterre. En Italie, les « Bamboccioni », littéralement « gros bébés », sont ces jeunes adultes qui vivent encore chez leurs parents. Ils refusent ce sobriquet infantilisant qui cache une misère sociale endémique chez les jeunes.
« Comment tu veux payer un loyer de 800 euros quand t’en gagnes 900 ?! » Comme beaucoup de trentenaires, Leonardo a trimé pour trouver un job. De mécanicien à garçon de café, le jeune homme à la carrure imposante a enchaîné les petits boulots. Depuis un an et demi, il travaille dans une boutique alimentaire à Termini, la gare de Rome, pour 900€ par mois. Un salaire modique. Insuffisant pour louer un logement. Du coup, Leonardo vit toujours chez sa mère qui tente de joindre les deux bouts en multipliant de menus travaux « au black ».
La cohabitation dans l’appartement situé au coeur du quartier de Trastevere et de ses célèbres maisons bariolées se passe bien, même si elle est parfois émaillée de quelques disputes. « Quand je rentre accompagné le soir par exemple », raconte l’Italien en pouffant. « Mais j’essaie quand même de respecter les règles de la Mama. En général, je vais autre part, ou je ne fais pas de bruit », poursuit-il en triturant sa veste en cuir, un peu mal à l’aise. Comme quantité de jeunes adultes italiens – deux tiers des 18–34 ans‑, Leonardo n’a pas quitté le domicile familial. C’est un « Bamboccione ». Littéralement un « gros bébé ».
Un terme qui pourrait prêter à sourire si ce n’était pas l’expression d’un enjeu social majeur en Italie : celui d’une jeune génération oubliée, presque méprisée. Une grande majorité vit chez ses parents faute de moyens économiques, confrontée à un marché immobilier aux prix exorbitants et une situation professionnelle instable.
Certains Italiens assument complètement l’expression « Bamboccioni ». Ce mode de vie fait partie de la culture italienne. Celle d’une famille unie, soudée, où cohabitent plusieurs générations. Comme Nicolo, 27 ans. Ce jeune chef d’entreprise vit chez ses parents parce que « c’est plus confortable » et qu’il ne veut pas « vivre seul ». « Je quitterai la maison de mes parents quand j’irai vivre chez ma copine. Ils sont heureux que je sois là, avec mes sœurs de 20 et 27 ans », raconte-t-il avec détachement. Pour lui c’est la norme, la plupart de ses amis trentenaires n’ont pas encore pris leur indépendance. Nicolo l’explique par une tradition familiale forte. « La famille italienne veut rester unie », affirme le jeune homme. « Comme tout le monde, un jour je vais devoir partir de chez ma mère. Mais je ne m’installerai pas trop loin d’elle », confirme Léonardo.
Terme infantilisant
A la limite du puéril, l’expression « Bamboccioni » est en vogue au sein de la classe politique italienne. L’ex-ministre des finances, Tommaso Padoa-Schioppa n’est pas étranger à la démocratisation de ce terme peu flatteur. En 2007, en pleine discussion budgétaire avec le Sénat, il parle de ces « gros bébés » ultra-dépendants du cocon familial, qu’il faut pousser à partir. La sortie a fait débat et a provoqué la colère des jeunes adultes italiens. Parmi eux, Diego, 40 ans, ex-bamboccioni qui refuse ce terme trop infantilisant. « Je me suis senti offensé, avoue-t-il, j’ai voulu réagir ». Quand le politicien a tenu ces propos, il était un trentenaire qui vivait chez ses parents. Avec des amis, il créé le groupe « Bamboccioni » sur Facebook. En photo de couverture : une mama italienne, lunettes sur le nez et cheveux grisonnants, qui gave son fils de pasta. « C’était juste une provocation, pour rigoler avec mes amis », explique l’Italien aux yeux rieurs, les mains enfoncées dans les poches de son pull à capuche. À 33 ans, il est retourné vivre près de deux ans chez ses parents, pour éviter de payer un loyer. Le premier mois s’est passé sans histoire. Mais la situation s’est rapidement tendue : « Mon père était content mais ma mère voulait que je parte parce qu’on ne s’entendait plus. Il fallait que j’aille vivre tout seul. »
« Ce n’est pas facile d’être à la maison après trente ans », confesse-t-il. Surtout à cause du poids du regard des autres. Demandez à un Italien ce qu’un « Bamboccione » représente pour lui, il vous parlera à coup sûr de ces jeunes incapables de décamper des jupes de leurs mama pour trouver un job. Il existe bien sûr, en Italie, des jeunes adultes, trop attachés à leurs géniteurs pour quitter le nid. Ceux qu’on appelle « Tanguy » en France, depuis la sortie du film éponyme d’Etienne Chatiliez en 2001. Diego évoque son ami Paolo* qui mène à Rome une vie presque banale. La journée il jongle entre son travail, chef de gare pour ATAC, la société qui gère le métro romain, et les moments partagés avec sa compagne. Le soir, quand il rentre chez lui, au sud de Rome, rien ne le distingue des autres Italiens. Du moins si on ne s’intéresse qu’au premier étage de sa maison. Parce que le deuxième étage est occupé par ses parents. « Pratique pour la lessive et les repas », admet amusé son ami Diego.
Mais derrière l’anecdote, se cache une réalité sociale problématique. « Mes amis vivaient chez leurs parents parce que c’est difficile de louer un appartement quand on a un emploi précaire », glisse Diego dans la discussion. Parce que cette étiquette de « gros bébé », de « fainéants », tous – ou presque — la réprouvent, mais en silence. Car le sujet est « touchy », presque tabou. Tout le monde a un ami « bamboccioni ». Mais rare sont ceux qui assument l’être et acceptent de parler, par peur des moqueries.
Culpabilisation
« Quand les jeunes ont un job, il s’agit souvent d’un emploi précaire : CDD ou intérim », explique la sociologue Annalisa Tonarelli. D’après une étude de l’INSEE, l’institut national de statistique français, depuis 2016, sur 10 emplois créés en Italie, 9 sont des CDD. « La crise économique de 2008 a poussé les entreprises à recourir aux CDD, à engager des jeunes, à mettre fin à leur contrat (8/10 mois) et à en engager d’autres », précise Marco Accortinti, chercheur au CNR-IRPPS. Une offre d’emploi précaire donc, mais surtout rare. « C’est un peu typique de l’Italie, poursuit la sociologue. Même avoir un bon diplôme ne garantit pas d’avoir un bon salaire ou même de trouver un emploi. Et sans rentrée d’argent, l’autonomie est impossible. » Selon l’Istat, l’institut national des statistiques italien, le taux de chômage des 25–34 ans frôlait les 18% en 2018, contre environ 10% pour le total de la population active. Une situation alarmante que la sociologue explique assez simplement : « On a des formations qui ne sont pas adaptées à un marché du travail qui est déjà très bouché. »
LIRE AUSSI : Cerveaux en fuites, mamas en peine
Il y a bien des réformes qui ont été mises en place pour aider les jeunes, comme le
« Youth act » mis en place par l’ex chef du gouvernement Matteo Renzi en 2014. Mais ce type de politique vise surtout à financer des formations. « On soutient les jeunes dans la recherche d’un emploi qui n’existe pas », résume Annalisa Tonarelli. Si la Grande Botte ne fait que peu d’effort pour aider ses enfants, c’est aussi, selon elle, en raison d’un certain
« mépris » entretenus par les politiciens qui se sont succédés. « C’est très grave qu’un ministre de l’emploi ait utilisé l’expression ‘Bamboccioni’ », s’indigne la sociologue. Selon elle, les politiques sont bâties sur un vieux préjugé : les jeunes ne seraient pas efficaces dans la recherche d’emplois, ils seraient fainéants. « Cette vision stéréotypée a été forgée par une génération de sexagénaires qui a eu la possibilité de trouver un emploi et d’avoir une ascension sociale relativement facile et qui culpabilise les jeunes au lieu de reconnaître qu’elle n’a pas assez investi dans la création d’emploi. »
« Les jeunes ne représentent sûrement pas un bassin électoral assez large, car l’Italie traverse une crise démographique profonde, complète Marco Accortini. L’attention la plus grande est donc portée sur les adultes et les personnes âgées. » Avec un taux de natalité en chute libre depuis des années, l’Italie est le deuxième pays au monde, après le Japon, qui compte le plus de personnes âgées. Ce que confirme cette phrase répétée comme un mantra par les Italiens : « non e un paese per giovani». Ce n’est pas un pays pour les jeunes. « C’est un sujet de discussion récurrent avec mes amis, eux aussi bamboccioni », raconte Leonardo. « Tout ce qu’on veut, c’est vivre mieux. »
*Le prénom a été modifié
LIRE AUSSI: Le centre historique de Rome ne fait plus rêver les jeunes Italiens