A Rome, les féministes s’engagent pour sauvegarder les lieux dédiés à la protection des droits des femmes, de plus en plus menacés depuis l’arrivée de la Ligue au pouvoir.
« Nous sommes unies contre le sexisme, nous sommes unies contre le fascisme, nous sommes unies contre les violences de toute sorte. » Ce mercredi soir, plus de 200 femmes de tout âge clament ce slogan dans la salle de réunion de Lucha y siesta. Dans cette maison des femmes nommée « lutte et repos », l’heure est plutôt au combat. Certaines militantes se lèvent, d’autres se tiennent les mains, formant dans les premiers rangs une chaîne humaine. Elles se sont réunies pour élaborer une « stratégie de défense ». Depuis quelques mois, cette maison autogérée, lieu emblématique de défense des femmes à Rome, est menacée. Le propriétaire du lieu, Atac — l’entreprise de transports public de la ville — a mis en vente l’immeuble pour remplir ses caisses vide, et éviter la faillite. « On a reçu une lettre, une très belle lettre, qui nous dit que nous devons quitter les lieux, ironise la militante Angela. L’unique chose que l’on sait c’est qu’entre maintenant et 2021, l’immeuble doit être vendu. Mais quand, à qui et comment, on n’en sait rien. »
D’après ces femmes, l’hypothèse d’une aide de la part des institutions est peu probable. L’arrivée au pouvoir de la coalition formée par la Ligue (parti d’extrême droite) et le Mouvement 5 étoiles (mouvement populiste) en juin dernier est perçue comme un danger. « Ils sont en train d’essayer de fermer les lieux de liberté dans le pays, s’indigne Michela, qui oeuvre pour Lucha. Et pas seulement ceux dédiés aux migrants dont on parle beaucoup, mais aussi aux femmes, aux LGBT. Si tu n’es pas Italien, si tu n’es pas blanc, si tu n’es pas un homme, alors tu es un ennemi. Tout simplement. »
Le 19 février dernier, le député Stefano Fassina, du mouvement de gauche Sinistra Italia, a rédigé une motion encourageant la mairie à agir pour aider la maison, mais l’autorité municipale n’a pour l’instant toujours pas réagi. Le nouveau maire, Virginia Raggi, fait partie du Mouvement 5 étoiles. Si elle est la première femme à avoir conquis la mairie de Rome, elle ne remporte pas pour autant les suffrages des militantes, qui en discutent en petits groupes autour d’une table, ou en fumant une cigarette. « Il y a beaucoup de choses à dire mais franchement si je commence, je ne sais pas si je pourrais m’arrêter, rigole nerveusement Michela, retranchée dans la cuisine de la maison, à l’écart de la foule. Ils ont fermé le dialogue avec toutes les structures sociales de la ville. »
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Pas un droit de moins
Au delà des structures, ce sont les droits des femmes qui sont directement menacés en Italie depuis l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Au cœur du débat, le projet de loi Pillon, porté par le sénateur ultra-conservateur du même nom. Ce texte, soutenu par la Ligue (parti d’extrême-droite), cherche à réformer le droit de la famille en instaurant une « biparentalité parfaite »: garde partagée automatique, pension alimentaire répartie entre les deux parents. Une mesure mettant en difficulté les femmes, dont les revenus sont souvent plus faibles, et dont seulement 39% occupent un emploi selon les chiffres de la Banque mondiale. « Cette loi crée un système dans lequel tu ne peux pas divorcer, déplore Michela. Ou alors, tu dois être prête à vivre un véritable cauchemar ». « Ils s’attaquent aussi à l’avortement, renchérit Angela, c’est quelque chose qu’on voit dans toute l’Europe mais c’est spécialement dangereux en Italie où le phénomène est ancré: ce qui compte c’est la vie et pas la liberté de la femme. »
En Italie, l’avortement est encadré par une loi de 1978 : la loi 194. Dans cette loi se cache ce qu’Angela nomme avec une pointe d’amertume « un tout petit corollaire ». Il permet aux médecins de refuser un IVG en invoquant une objection de conscience. En 2017, sept gynécologues sur dix en font usage. « Je pense qu’on s’est un peu reposées sur nos acquis, comme si on avait obtenu tout ce qu’on voulait, analyse Angela. Et puis on s’est réveillées, parce qu’on a commencé à comprendre que la stratégie, de l’autre côté, était de mettre en place des mécanismes pour supprimer progressivement toutes ces acquis.»
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Alors en Italie, la résistance féminine a pris un nom: Non una di meno. « Pas une de moins ». Ce mercredi soir, elles sont nombreuses à arborer fièrement le slogan sur leur sac ou leur pull, dans la cour de Lucha, qui promeut le mouvement. Il est né à Rome, en 2015, bien avant l’arrivée de la Ligue au pouvoir. Mais le contexte politique lui a donné une nouvelle ampleur.
« On n’a jamais arrêté de lutter, même avant l’arrivée au pouvoir de la Ligue. Mais là je parle des femmes déjà politisées. Si on parle des femmes en général, c’est différent », reconnaît Angela. Lors de la dernière manifestation du 24 novembre 2018, elles étaient plus de 100 000 à fouler les pavés des rues de Rome pour protester contre les violences faites aux femmes et les attaques contre l’avortement. Une mobilisation dont les militantes sont fières, dans un contexte politique où elles estiment être pointées comme un danger par le gouvernement. « On nous présente comme un problème, c’est je ce que fait tous les jours Salvini en postant sur sa page facebook ses vidéos: “Salut, je suis en train de résoudre les problème de la nation, les migrants et les féministes. Ne vous inquiétez pas je fais ça très bien, ne vous préoccupez que de votre petite vie de tous les jours” », raille Michela.
« Non una di Meno cherche à montrer que le féminisme n’est pas mort, qu’il n’est pas abstrait mais qu’il est présent dans la vie de toutes les femmes, ajoute-t-elle. C’est grâce aux luttes féministes qu’aujourd’hui on peut choisir quelle femme on veut être au quotidien ».
Moteur de cette résistance, la jeune génération. A Rome, les collectifs se multiplient comme Scosse ou Degender of Communia. « Finalement, c’est vrai qu’il faut presque dire merci au gouvernement. Maintenant qu’on est menacées, on voit beaucoup de jeunes femmes qui s’engagent », ironise Elisabetta Canitano, bénévole dans une association luttant contre les violences gynécologiques. Devant les autres militantes, elle prend la parole pour dénoncer les difficultés du recours à l’avortement. Un discours écouté avec ferveur par l’assemblée, et entrecoupé comme tous les témoignages de la soirée, d’applaudissements et de cris d’encouragements. Pour elle, pas de quoi se réjouir cependant: « Les discours ça fait que la gauche caviar dit “oh c’est bien ce petit mouvement pour les femmes”, et ils donnent un peu d’argent, mais en attendant il y a plein d’endroits où des femmes ne peuvent pas se faire poser un stérilet ».
Les locaux de l’association d’Elisabetta, Vita di Donna, font partie de la plus importante maison des femmes d’Italie: la casa internazionale delle donne. Au coeur de Rome, dans le quartier animé de Trastevere, le bâtiment de la maison internationale des femmes fait cohabiter une bibliothèque remplie d’ouvrages et d’archives féministes, un restaurant, et pas moins de trente associations dédiées à l’accompagnement de celle-ci. Au dernier étage de ce complexe du Bon Pasteur, on trouve un hôtel, qui reçoit à la fois des touristes ou des professionnelles en séminaire. « C’est un hôtel qui accueille exclusivement des femmes depuis sa création, je crois que ça permet à certaines de s’y sentir plus en sécurité », raconte Paula, qui gère l’hôtel depuis 2007. « C’est le seul de Rome ou même d’Italie qui est réservé aux femmes et qui ne soit pas une structure religieuse », ajoute-t-elle en déambulant dans les couloirs, sa chienne Mina sur les talons.
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Pour les femmes de la casa internazionale delle donne, ce bâtiment est symbolique. Depuis le XVIIe siècle, et pendant plus de trois siècles, il a été un lieu religieux utilisé pour enfermer des jeunes femmes considérées par l’Eglise comme désobéissantes. Dans les années cinquante, la mairie de Rome a acheté le bâtiment. « Ce lieu de torture, de punition, est alors devenu celui de la liberté et des conquêtes féminine », souligne Fransesca, présidente de la structure. « Ici on essaye de faire un peu de résistance pratique. On a un réseau inter-associations, et on organise des permanences », explique Elisabetta. Pourtant, la structure assure n’avoir jamais reçu de subventions de la part de la mairie. « L’administration ne s’intéresse pas au travail qu’on fournit ici », regrette Fransesca, en haussant les épaules. Une affirmation que réfute la mairie, qui loue le domaine du Bon Pasteur à l’association à un prix réduit de 90% par rapport à sa valeur sur le marché.
« Les femmes se sont battues pour avoir les mêmes droits, pas des privilèges »
Tout comme Lucha, la casa internazionale delle donne est menacée depuis quelques mois. La structure est endettée à hauteur de 800 000 euros auprès de la mairie, propriétaire du bâtiment. « On avait un arrangement avec l’ancienne mairie, et on payait environ 40 000 euros par an, mais cet accord ne tient plus. » Depuis l’arrivée de Virginia Raggi et du mouvement des 5 étoiles à la tête de la mairie de Rome, une liste des bâtiments de la ville loués a été dressée pour identifier les mauvais payeurs.
« Les services que nous rendons au sein de la structure ont été évalués à hauteur de 700 000 euros par an par l’administration précédente, déplore Fransesca. On a tenté de l’expliquer à l’administration, mais elle ne partage pas cette logique ». Devant l’ampleur de la contestation, le maire de Rome Virginia Raggi s’est exprimée publiquement. « Nous nous sommes battus pour avoir les mêmes droits, pas pour avoir des privilèges, pour moi le féminisme est ceci, pas autre chose, a‑t-elle réagi lors d’une interview donné à Maria Latella sur la chaîne de télévision Skytg24 en novembre dernier. Vous ne devriez pas penser que, parce que nous sommes des femmes, nous avons le droit de contourner les lois et les règles ».
« Pour l’instant, on a lancé une campagne de crowdfunding et proposé à la mairie de rembourser notre dette à hauteur de 300 000 euros », affirme Francesca. Cette proposition d’accord, les femmes de la casa internazionale delle donne l’ont faite il y a deux mois. Depuis, elles attendent une décision de la mairie. « Casapound a le même problème, et ils ont dit que ce n’était pas urgent de les expulser », peste Elisabetta. Le parti politique néofasciste, épinglé par la même liste des « mauvais payeurs », ne fera pas partie des « premiers expulsés » selon Matteo Salvini, le ministre de l’Intérieur. « Alors moi je dis s’ils n’expulsent pas Casapound, nous non plus ! » ajoute-t-elle, brandissant le poing. « On invoque des raisons économiques, mais c’est politique, s’insurge Maura, bénévole de l’association. Nous devons commencer une bataille très dure. Je ne vois pas d’alternative. » Prochaine offensive, la grève générale du 8 mars organisée par Non una di Meno en l’honneur de la journée mondiale des droits des femmes.