Depuis quatre ans, Rome croule sous les ordures. Face à l’inaction de la Mairie, les citoyens retroussent leur manche pour venir à bout des poubelles qui prolifèrent et pèsent sur leur quotidien.
Sur le trottoir, gobelets, sachets en plastique, mouchoirs usagés et bouteilles vides se mêlent aux pas des passants. Il est 10 heures du matin. La sortie du métro Basilica San Paolo est encerclée par quatre tas de déchets. Balai en main, épais gants de ski en guise de protection et bonnet vissé sur la tête : un jeune homme doté d’un équipement de fortune nettoie les environs. « Ma vie est ici désormais, ça me tient à cœur que la ville soit propre ! », s’enthousiasme-t-il. Lucky est à la tâche depuis près de trois heures. Il est ni éboueur, ni cantonnier. Son travail n’est pas rémunéré par la municipalité. « Même si j’ai mes papiers, je ne trouve pas d’emploi, précise-t-il. Alors, je préfère m’occuper plutôt que de rester chez moi ». Ce Nigérian de 21 ans, arrivé en Italie en 2017, nettoie ce quartier de Rome de son plein gré trois fois par semaine.
Sur leur passage, des Romains, touchés par son action citoyenne, s’arrêtent, le remercient et lui donnent quelques pièces. « C’est un garçon poli. Rome est tellement sale, c’est vraiment bien ce qu’il fait », souligne Laura, octogénaire conquise par la détermination de Lucky. Gêné par ce travail « honteux », le jeune homme avoue cacher cette activité à son entourage. Après quatre heures de labeur, sa mission lui rapporte « entre six et sept euros ».
Lucky n’est pas le seul migrant à s’activer pour débarrasser Rome des immondices qui s’accumulent au pied d’imposantes bennes à ordures et s’éparpillent sur les trottoirs. Les Romains surnomment ces travailleurs lavastrade, pour « balayeurs ». Lorsqu’ils s’attaquent à une zone commerçante, les patrons des boutiques leur fournissent pelles et balais, pour leur faciliter la tâche. A Turin, Naples, Milan ou encore Palerme, les autorités locales ont mis en place des emplois socialement utile à destination des migrants. A Rome, contractualiser les dizaines d’éboueurs volontaires est en débat. Mais pour le moment, la capitale, souvent appelée « ville jungle » pour sa désorganisation légendaire, n’a pas encore proposé de contrats.
Pour ces balayeurs improvisés, le travail ne manque pas : la ville est confrontée à une crise des déchets endémique, qui s’est amplifiée depuis 2014. Il est de plus en plus difficile de trouver une place aux 5000 tonnes quotidiennes de détritus des 3 millions de Romains. En 2014, la décharge la plus grande de Rome et d’Europe, Malagrotta, a fermé ses portes. Ses dirigeants ont été condamnés en 2014 par la justice italienne pour gestion illégale de déchets. L’usine les broyait sans même les traiter ou les trier. Depuis, la municipalité exporte ses poubelles dans d’autres régions italiennes et même en Autriche. Cette situation d’urgence temporaire perdure. D’autant plus qu’une autre usine de traitement des ordures située aux portes de Rome a pris feu le 11 décembre dernier. Aujourd’hui, il ne reste qu’une seule décharge à Rome. Cette situation paralyse l’action de l’AMA (Azienda Municipale Ambiente), la société municipale de traitement et de ramassage des déchets. Résultat : les poubelles traînent et la ville éternelle s’encrasse à vue d’œil.
Pas d’école au milieu des poubelles
Au lendemain des fêtes de Noël, les écoles ont failli de pas rouvrir leurs portes aux élèves. La prolifération des déchets devant les établissements scolaires en empêchait l’accès. « Il aurait fallu escalader pour entrer. Ce n’était pas une situation envisageable ! », réagit Mario Rusconi, président de l’Association nationale des proviseurs de la région du Latium (ANP). Pendant les deux semaines de vacances scolaires, l’AMA n’a pas assuré le ramassage des déchets. La situation d’urgence a poussé les membres de l’ANP à alerter les autorités municipales par courrier. A la tête de l’association depuis 2011, Mario Rusconi n’a jamais connu une situation aussi grave. C’est la première fois qu’il prend une telle initiative : « Nous sommes habitués à être entourés de déchets mais nous ne sommes pas résignés pour autant ».
A l’école, les élèves sont sensibilisés aux questions environnementales et la reccolta differenziata (équivalent du tri sélectif) est obligatoire dans les établissements scolaires. Certaines écoles romaines vont plus loin. Elles s’organisent pour participer à des actions citoyennes en impliquant les écoliers, pour nettoyer les espaces publics.
Collégiens, lycéens, à vos balais !
Les écoliers s’improvisent cantonniers dans les rues de Rome. Dans les parcs, près des fontaines baroques et dans les petites ruelles pavées souvent dégradés par le trop plein de déchets, il n’est pas anodin de se trouver nez-à-nez avec des élèves munis de balais et d’éponges. Square Ricciardi, une vingtaine de lycéens vêtus de chasubles bleus « cittadini volontari » (citoyens volontaires) se pressent pour faire disparaître les autocollants publicitaires des murets et poteaux qui bordent le parc. « Bravo Matteo ! », s’exclame Monica Di Piro pour féliciter l’un des ses élèves, qui ratisse un amas de feuilles d’arbres et de déchets. Professeure d’anglais au lycée privé catholique San Paolo, elle supervise la classe de petits ambassadeurs de la propreté urbaine. Emmitouflée dans sa fourrure et perchée sur ses talons hauts, elle n’hésite pas pour autant à leur montrer l’exemple. Luigi décolle des stickers sur un poteau. Même s’il ricane avec ses camarades, sa mission lui tient à cœur : « je suis fier de nous. C’est important de rendre notre ville plus propre », glisse-t-il, avec le manque d’assurance d’un adolescent de 14 ans.
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Les élèves du lycée San Paolo embellissent leur quartier une fois par mois.
Une fois par mois depuis le début de l’année scolaire, ces lycéens s’attaquent à la saleté aux alentours de leur établissement. Ils participent à cette activité citoyenne avec l’association Retake Roma. Fondée en 2009, cette organisation composée de citoyens bénévoles mène près de 5000 interventions chaque année dans la ville. La municipalité de Rome soutient la cause. Alors même que les employés de l’AMA sont pointés du doigt pour leur inefficacité, la société municipale encourage volontiers les riverains à se substituer aux éboueurs. « Nous organisons les évènements avec l’administration. L’AMA nous donne le matériel nécessaire pour nettoyer et repeindre », avoue Paola Carra, pilier de Retake Roma. Des citoyens qui nettoient eux-mêmes leur ville, une aberration ? Bien au contraire, une évidence pour Paola… Comme un verset de la Bible, elle cite l’article 118 de la constitution italienne : « L’État […] encourage l’initiative autonome des citoyens, agissant individuellement ou en tant que membres d’une association, pour l’exercice de toute activité d’intérêt général ». Elle s’empresse d’ajouter convaincue : « c’est notre devoir de nettoyer les espaces publics ! »
Dans un autre décor, à 500 mètres de la gare de Termini, la scène est quasi similaire. Les bénévoles de l’association Retake Roma ont le même discours, toujours prêts à se dépasser pour le bien public : « Nous devons agir. Nous n’abandonnerons jamais Rome ! ». Sous les applaudissements des passants, des élèves du lycée Albertelli âgés de 17 ans repeignent les murs et les rideaux roulants tagués. « Ils méritent une médaille ! », admire Roberto, habitant du quartier pizza à la main. « Ma mère serait prête à nous donner un coup de main, mais elle hésite parce qu’elle dit qu’elle paie la municipalité pour faire ce qu’on fait », reconnaît embarrassée Giada Anarita Paolo au milieu de ses camarades, pinceau en main. La taxe sur les ordures ménagères appelée TARI varie selon les quartiers et les revenus des habitants. En moyenne, un Romain paie 330 euros par an pour le service de nettoyage et de ramassage des ordures, souvent décrié.
Nettoyer à tout prix
Chaque semaine, Retake Roma lance des dizaines d’appel au nettoyage des lieux publics sur les réseaux sociaux. Seul ou en petits groupes, les bénévoles essaient de redonner du crédit à la ville dite « éternelle ». Ils sévissent à coups de grands ramassages de déchets et de décollages intensifs de stickers, qu’ils exposent avec fierté par des dizaines de photos postées sur Facebook.
Les pratiques de ces bénévoles, un brin maniaques du ménage, sont parfois excessives. En novembre 2017, l’association Retake Roma s’est attaquée au quartier branché du Pigneto. L’opération de grand nettoyage, notamment de façades et de devantures, n’a pas fait l’unanimité. Certains habitants du quartier, où règne le street art, s’y sont vivement opposés. Le volet roulant du bar-librairie féministe Tuba Bazar a été nettoyé. Pour les gérants, c’est un coup dur. En enlevant stickers et graffitis, Retake Roma a fait disparaître une partie de l’identité du lieu, emblématique du quartier.
Les citoyens snobés par la Mairie
Mercredi 20 février, les 250 places du Teatro Palladium sont occupées. A l’initiative de l’association Tutti per Roma, Roma per tutti (Tout pour Rome, Rome pour tous) scientifiques, experts, syndicats, politiques et membres de la société civile se succèdent sur scène pour tenter de trouver une issue à la crise des déchets. Chacun y va de sa propre analyse. Le principe est clair : débattre plutôt que de ramasser soi-même les poubelles. « C’est absurde de se substituer au rôle de l’administration, ce n’est pas la solution ! », assure Emma Amiconi porte-parole de l’association. Elle ajoute : « Certes, une assemblée ne peut pas résoudre un problème si grand, mais c’est une première étape ! »
Sous le feu des critiques, la mairie — qui n’a pas donné suite à nos sollicitations — est la grande absente de ce débat. Encore faut-il qu’une équipe soit chargée des questions liées aux déchets à la municipalité… Depuis le 8 février, l’adjointe à l’environnement a jeté l’éponge. Et le 18 février, le président de l’AMA a été écarté par Virginia Raggi. Une stratégie paradoxale, alors même qu’en tant que propriétaire de l’AMA, elle est la seule à être en mesure de débloquer la crise romaine.
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