L’exposition du Met Gala 2018, soutenue par le Vatican, avait pour thème la religion catholique. En Italie, des fidèles ont crié au blasphème et à la profanation. L’événement soulève le débat sur l’usage de symboles religieux dans la création de vêtements. Une pratique qui ne fait pas l’unanimité parmi les fidèles.
Chapelets de toutes tailles, mules papales, répliques de colonnes romaines et chants religieux, le visiteur est plongé dans un univers baroque. On passe une porte aux couleurs liturgiques, rouge, noir et or, pour tomber sur une inscription latine gravée dans le sol en marbre : « A deo rex, a leo rex », (quand l’autorité du roi vient de dieu, le roi fait la loi). Des fresques à la Michel-Ange recouvrent les murs et le plafond voûté. Un couple avec un landeau admire les accessoires aux accents ecclésiastiques et les bijoux en forme de croix.
L’intérieur d’une des 900 églises de Rome ? Raté : la boutique de luxe Dolce & Gabbana, en plein cœur de la capitale italienne. 800 m² de haute-couture et de luxe, où le prix des mules oscillent entre 600 et 1200 euros tandis que les bijoux, délicatement protégés d’une coupe de verre, sont vendus à 500 euros en moyenne. Ces montants ne sont toutefois pas affichés et les quatre vendeurs refusent de répondre à nos questions. Ici, l’intimité des clients est respectée comme dans le confessionnal du prêtre.
« Religion et haute-couture sont toutes deux tournées vers la recherche de la beauté, explique Paul Tighe, nommé par le pape il y a deux ans, secrétaire du Conseil pour la culture (un organisme qui assiste le souverain pontife dans sa mission de pasteur de l’Église catholique)..« Les univers du luxe et de la religion n’ont cessé de dialoguer depuis le début du XXème siècle. L’association entre mode et religion n’a rien de surprenant, la religion catholique façonne l’imaginaire des créateurs italiens, et l’influence du catholicisme se fait sentir jusque dans le choix des couleurs des créations et dans l’architecture des boutiques. »
En effet, comme dans la boutique de la Piazza di Spagna, tout l’univers de Dolce & Gabbana est empreint de catholicisme. En Italie, la religion n’inspire pas seulement les créateurs Domenico Dolce et Stefano Gabbana, eux-mêmes croyants, mais aussi les designers de Versace, Gucci, Fontana, entre autres.
C’est cette convergence entre deux univers que l’exposition du Metropolitan Museum of Art à New-York a voulu mettre en lumière en 2018 à l’occasion de l’exposition “Heavenly Bodies : Fashion and the Catholic Imagination” (“Les corps célestes : la mode et l’imagination catholique”). Plus de quarante pièces ont été prêtées par le Vatican pour organiser l’exposition : tiare pontificale, chapes (vêtement liturgique) ou morceaux de la chapelle Sixtine.
Ces accessoires se mêlaient aux créations de haute-couture inspirées de la religion catholique. C’est notamment le cas d’une robe en soie rouge Valentino qui fait écho aux vêtements portés par les cardinaux, ou d’une robe de mariée de Christian Lacroix inspirée de la Vierge-Marie.
L’habit fait le moine
Pour Andrew Bolton, conservateur du musée, l’habit fait le moine. Le vêtement est «un point central de toute discussion concernant la religion : il atteste des allégeances religieuses et, par conséquent, des différences religieuses » explique-t-il dans une interview diffusée en vidéo sur le site internet de l’institution américaine. « Et bien que certains considèrent la mode comme une quête frivole, très éloignée du caractère sacré de la religion, la plupart des vêtements portés par le clergé séculier et les communautés religieuses de l’Église catholique trouvent leur origine dans les tenues vestimentaires profanes.»
L’association entre mode et religion ne fait pourtant pas l’unanimité dans l’opinion publique et chez les croyants en Italie. Le défilé Met Gala, qui inaugurait l’exposition, a provoqué une levée de boucliers dans la communauté catholique. Mitre sur minirobe de Rihanna, auréole de la Vierge Marie sur la tenue de Blake Lively, crèche sur la tête de Sarah Jessica Parker : certains ont crié au blasphème, d’autres ont fustigé la responsabilité du Vatican, qui avait soutenu l’initiative.
Le cardinal Ravasi, président des Conseils pontificaux pour la culture, était même présent à l’ouverture du défilé. « Le cardinal s’intéressait à la mode et a donc accepté de soutenir le met Gala et l’exposition. L’objectif était d’engager un dialogue entre l’univers de la haute-couture et celui de la religion, explique Paul Tighe. C’est ainsi que des catholiques ont découvert le monde de la mode, et inversement. »
En dépit de ces explications, certains prêtres et évêques crient à la désacralisation de l’Église en Italie. L’occasion pour eux de s’interroger sur le mélange du luxe et de la religion, symptôme d’une crise de la foi dans le pays. « L’utilisation des symboles religieux par les grands créateurs italiens prouve que notre société ne respecte plus le sacré », analyse le prêtre Jean-Bernard, membre d’une communauté religieuse internationale située à Ariccia, à 30 km de Rome. Vêtu d’une chasuble rouge et or, il avance lentement sur le parvis de sa maison religieuse, les mains jointes derrière le dos et la mine soucieuse. Pour lui, ce phénomène sonne un comme un rappel à l’ordre. « Dieu nous fait passer un message à travers le luxe, celui que nous avons trahi notre foi ». Sur ces paroles, il rejoint l’intérieur de sa grande maison surplombant les hauteurs de Rome pour célébrer la messe du samedi soir.
Un avis partagé par le prêtre de l’église Santo Spirito in Sassia, située à quelques pas de la place Saint-Pierre. Pour ce curé de quarante-deux ans qui a préféré rester anonyme, l’influence de l’Eglise en Italie se réduit comme peau de chagrin. Installé sur une chaise en bois dans une petite pièce à l’entrée de l’église, ce père habillé d’un jean et d’une chemise souple déplore « le manque de respect des profanes pour le sacré et la sécularisation de la société italienne ». D’après Eurispes, un centre de recherche italien, 76,5% des Italiens se déclaraient catholiques en 2010 alors qu’ils étaient 87,8% en 2006.
Il poursuit d’un ton plus enflammé : « ce n’est pas normal que dans une société comme la nôtre, on ne parvienne pas à faire de la place à la foi catholique et à laisser en paix les croyants ». Et de souligner, un brin provocateur : « on ne peut faire cela qu’avec la religion catholique, si on le faisait avec les musulmans, ils n’auraient déjà plus d’atelier ! »
Entourés par l’art catholique
Même son de cloche chez les gérants des boutiques ecclésiastiques, situées pour la plupart autour du Vatican. Au 61 Borgo Vittorio, Enrico, le patron de Mar Statue, enseigne spécialisée dans les vêtements liturgiques et les statues religieuses, se montre catégorique. Il hausse les épaules en signe de dépit et secoue la tête. « Ces créateurs sont de véritables fous ! C’est une perte du sacré, une manière de moquer la religion ». Il regrette que d’aucuns montent « un business » sur le dos de la religion. « C’est sans aucun doute pour vendre plus que les créateurs italiens optent pour la provocation.»
Pourtant, les designers italiens qualifient l’utilisation des symboles religieux pour créer de «naturelle », d’après Mirko Bottai, jeune designer italien chez Pucci. « Depuis que nous sommes enfants, nous respirons le catholicisme en Italie, nous jouions par exemple dans les jardins d’églises et, pour la plupart d’entre nous, avions des cours de catéchisme, souligne t‑il. Par ailleurs, nous sommes entourés par l’art catholique donc naturellement amenés à nous inspirer de cette richesse.»
Quant aux critiques des fidèles sur l’utilisation des symboles religieux, Mirko Bottai distingue religion et imagerie religieuse. « Il est essentiel de faire la différence entre les symboles religieux dont on s’inspire, et la religion elle-même, qui est sacrée. La religion catholique a mis en avant, au fil du temps, des œuvres d’art ou des images pour se répandre en Europe et gagner en influence ». Et de conclure, malicieux : « utiliser ces symboles mis à notre disposition n’a donc rien d’irrespectueux et on peut faire dialoguer les deux univers sans peur de choquer.»
Un échange que les écoles de mode italiennes placent au cœur de leur enseignement. Située au 2 via della Rondinella, l’académie de mode et de costumes, l’une des principales écoles de mode d’Italie se dresse en face du Vatican. « Nous avons fait le choix d’être au cœur de la ville pour que les élèves puissent admirer la vue et y trouver l’inspiration pour leurs créations », se réjouit Lupo Lanzara, le directeur de l’institution. Penché à la balustrade de la terrasse ensoleillée qui culmine au dernier étage du bâtiment, il encourage ses étudiants à connaître «parfaitement la religion catholique et à s’en imprégner» .
Pour preuve, le cours d’histoire de l’art est qualifié « d’incontournable et d’essentiel » par Frederica Nanni, directrice des programmes à l’école de mode. Dans le cadre de cet enseignement les élèves étudient, entre autres, le lien étroit entre l’art et le sacré dans l’histoire religieuse italienne. La femme blonde d’une cinquantaine d’années sobrement vêtue souligne pour sa part le lien étroit entre la mode et l’Eglise catholique, depuis les années 50. « L’exposition du Met Gala malgré les critiques qu’elle a pu provoquer était un geste fort de la part de Vatican et témoignait de son absence de peur, de sa liberté et de sa modernité, explique-t-elle, un sourire en coin. D’ailleurs, si certains prêtres s’opposent à l’utilisation des symboles religieux par la mode italienne, les Italiens croyants sont peu nombreux à s’élever contre le dialogue entre ces deux univers.»
C’est bien ce que note Michele Guerra, fidèle catholique venu assister à la messe de 18h de la communauté religieuse, située dans les hauteurs d’Ariccia. À trente-neuf ans, cet homme habillé de manière très stricte a choisi de consacrer sa maison d’édition récemment ouverte à l’Église. Il est accompagné de ses deux jeunes enfants et de sa femme, au carré court et au collier de perles apparent. « Lorsque je vois dans les vitrines, la présence de la religion catholique, je m’en réjouis. Une croix sur un habit, à mes yeux c’est le signe que Dieu n’est pas loin. Je ne m’offense que lorsque je vois des choses sataniques » souffle-t-il.
Pour Mirko Bottai, en effet, inspiration religieuse rime souvent avec hommage. « Il s’agit d’honorer la beauté de l’art catholique en le sublimant dans nos créations.» Mais ce n’est pas toujours le cas. Il ajoute, plus grinçant : « parfois, les créateurs peuvent n’avoir qu’un seul objectif : provoquer. Certains designers ne prennent en compte que la dimension politique de l’Eglise, reléguant la dimension spirituelle au second plan, et font passer un message perturbateur et provocateur, intentionnellement.» « Les designers peuvent se servir des symboles religieux pour améliorer l’image et la communication de la marque. Par exemple, une croix avec de la broderie incrustée sur une robe de soirée Versace ajoute une touche positive et la rend plus attrayante pour un client.»
Et de rappeler que l’association entre haute-couture et religion reste un phénomène relativement nouveau. « Depuis l’arrivée du pape François, la religion catholique est devenue un sujet populaire, débattu de toutes parts. La mode a su capter l’air du temps ; les marques ont suivi cette tendance, notamment Gucci , Versace, Balenciaga qui ont cherché à faire passer de nouveaux messages à travers la religion.» Au regard de l’actualité catholique italienne et des scandales au Vatican, il n’exclut donc pas que mode et religion continuent de faire bon-ménage dans les années à venir.