Période trouble et meurtrière de l’histoire italienne, les années de plomb (1970–1980) sont censées être enseignées à tous les lycéens du pays. Mais par manque de temps ou à cause du malaise sur le sujet, le terrorisme de ces années n’est généralement pas abordé. Pour pallier ce manque, les associations de victimes témoignent contre l’oubli. Celle de Bologne fait figure de modèle.
La gare de Bologne est joyeusement bondée ce samedi après-midi. Un groupe d’une quinzaine de jeunes s’extirpe de la foule et s’isole sur le parvis baigné du soleil d’hiver. Face à eux, sur le mur, une plaque énumère 85 noms. 85 personnes tuées par l’explosion d’une bombe, un autre samedi ensoleillé, le 2 août 1980. Vêtu d’un gilet orange, le responsable du groupe raconte aux jeunes « le massacre de Bologne » (la strage di Bologna), perpétré par un groupe d’extrême-droite.
Flavia Rosso, 18 ans, jette un coup d’oeil rapide à l’horloge qui, depuis ce jour, marque 10h25, heure de l’attentat le plus meurtrier des années de plomb italiennes. « Cette période n’est pas un tabou, » assure la lycéenne aux grands yeux noirs. La jeune femme n’est pourtant pas très au clair sur le sujet : elle confond les responsables fascistes de l’attentat de Bologne avec les Brigades rouges, célèbre groupe d’extrême-gauche responsable de dizaines d’assassinats dans les années 1970 et 1980. « Beaucoup de gens ne savent pas ce qui s’est passé, reconnaît la jeune femme. Moi, c’est pour cela que je suis ici ».
Comme Flavia, beaucoup de jeunes Italiens connaissent mal cette période douloureuse. Au lycée, le programme recommandé par le ministère inclut un court passage sur le terrorisme des années 1970 et 1980. Le programme de terminale couvrant l’ensemble du XXe siècle, la priorité est plutôt donnée à la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide. Alessandro Busdon a enseigné l’Histoire au lycée près de 35 ans. Ce passionné a fait le choix d’approfondir ce thème pour ses élèves. Mais selon lui, c’est « une grande question entre collègues. Si on devait suivre tout le manuel, on n’arriverait jamais à affronter cette période. »
Flavia et ses amis sont arrivés le matin-même de Ferrare, à A 50 kilomètres de là, pour s’installer à l’école salésienne. Le groupe participe au forum annuel de ce mouvement catholique centré sur la jeunesse, très présent en Italie. Sous les arcades ocres typiques de la région, ils retrouvent plus de 150 autres jeunes, âgés de 18 à 30 ans, venus de toute l’Emilie-Romagne et de Lombardie. Le thème de ce week-end : « Faim et soif de justice. »
Le choix de Bologne pour ce rendez-vous n’est pas anodin. L’attentat de 1980 fait en ce moment l’objet d’un troisième procès. Historiquement à gauche, la ville avait été visée une première fois en 1974, lorsqu’une bombe avait tué 12 personnes à bord du train Italicus, n’épargnant la gare que parce qu’il avait du retard. Un premier attentat déjà revendiqué par l’extrême-droite. Le travail de nombreuses associations sur la mémoire de ces épisodes fait de Bologne « une ville d’excellence sur ce plan, » selon Domenico Guzzo, historien spécialiste de la violence politique dans l’Italie contemporaine.
« Quand a eu lieu le massacre, en 1980, j’avais 14 ans et demi. Je n’étais pas à la gare, mais ma mère oui. Elle travaillait dans un bureau au second étage, où il y avait l’administration de la restauration de la gare. Elle est morte.» La voix grave de Paolo Lambertini résonne, relayée par des enceintes, dans l’immense gymnase de l’école salésienne où Flavia et ses amis ont pris place.
Ce quinquagénaire au visage émacié a l’habitude de témoigner. Une à deux fois par mois, il rencontre un groupe, souvent une classe, venu à Bologne pour découvrir cette histoire. « Pendant plusieurs années, je n’avais raconté mon histoire à personne, confie-t-il en marge de sa prise de parole. Je cherchais probablement l’anonymat, ça ne m’intéressait pas de dire que je suis fils de… J’ai ensuite commencé à voir comment les jeunes réagissent à ce type de témoignages. A partir du moment où ils vivent des émotions, je les trouve très intéressés.»
Au-delà de l’ignorance, Paolo déplore la désinformation fréquente sur les épisodes sanglants de ces décennies parmi les jeunes. « Je pense que mon témoignage est une petite contribution, pour mettre des informations à disposition des jeunes. J’espère qu’ils seront bien informés dans le futur, confie-t-il, pour avoir la liberté de choisir. » Il aimerait que les programmes soient revus, afin que la dernière année du lycée soit plus centrée sur l’après-guerre : « Il serait aussi intéressant que cette question soit approfondie et qu’il y ait des cours pour permettre aux enseignants de mettre leurs connaissances à jour. »
A l’école, la mémoire ne passe pas
Dans l’assemblée, Luca Zatelli, un ami de Flavia à l’allure timide, confirme que les témoignages sont précieux : « J’aimerais avoir étudié ce thème à l’école ou à l’université, mais non, rien du tout ! » Un regret partagé, bien au-delà des jeunes Salésiens. A l’université de Bologne, considérée comme la plus ancienne d’Europe, les étudiants déplorent aussi cette carence dans l’enseignement au lycée. Assise en tailleur dans l’élégante cour du département de sciences politiques, Nicoletta, 21 ans, le confirme. « On en entendait parfois parler quand on était plus jeunes, lorsque quelqu’un était retrouvé ou sortait de prison. Mais les enseignants qui en parlent sont très rares », soupire-t-elle, approuvée par ses amies.
« Cela permet aux professeurs de ne pas affronter la question chaude et épineuse des années de plomb » dénonce l’historien Domenico Guzzo, qui, frustré par le silence de l’école qu’il fréquentait dans les années 1990, a choisi de faire de l’étude de cette période son métier. Cinzia Venturoli, elle aussi historienne spécialiste des années de plomb, est catastrophée : « C’est terrible, les jeunes Italiens ne savent rien. » Mais pour elle, le manque de temps ne suffit pas à expliquer cette ignorance : « Il y aussi des enseignants qui disent que c’est de la politique, et non de l’histoire… C’est sûr, c’est plus facile de parler de Napoléon ! » D’autant plus que des zones d’ombre subsistent : de nombreux éléments corroborent l’implication de membres des services secrets italiens dans l’attentat de Bologne. Mais le secret d’État a jusqu’ici empêché les magistrats de le vérifier.
Même difficulté pour la mémoire des victimes de l’extrême-gauche terroriste. Alessandra Galli a perdu son père, le juge Galli, dans un assassinat perpétré par le groupe Prima Linea en 1980 à Milan : « Certains professeurs actuels étaient étudiants à cette période, raconte-t-elle. Ils connaissent parfois des gens qui étaient proches des Brigades rouges, du groupe révolutionnaire la Lotta continua ou d’autres groupes d’extrême-gauche. Difficile alors d’expliquer aux jeunes les faits de façon objective.»
Face au malaise qui entoure encore aujourd’hui les années de plomb, les professeurs se tournent souvent vers des appuis extérieurs. L’historien Domenico Guzzo est ainsi sollicité dans sa ville de Forli, en Emilie-Romagne, par des enseignants qui ont « l’intention d’affronter ces années là, mais n’ont pas les outils didactiques pour le faire. » À Bologne, Cinzia Venturoli en appelle donc à une volonté politique : « Je crois qu’il faudrait avoir quelqu’un au ministère qui donne l’impulsion. » Le ministère de l’Education n’a pas souhaité réagir à ce sujet.
Une histoire qui repose sur les victimes
Face au silence de l’école, des citoyens se mobilisent. « Connaître la vie de ceux qui ont été tués, je crois que c’est la seule façon de faire comprendre à un enfant ce qu’est un massacre », explique Cinzia Venturoli. Depuis trois ans, cette femme énergique de 56 ans est rémunérée par l’assemblée régionale d’Émilie-Romagne pour faire connaître l’attentat de 1980. Une activité qui rencontre une demande très forte : depuis le 2 août 2018, la ville a reçu 3700 jeunes, lors de 90 rencontres. Pour sensibiliser le public, ce n’est pas sur les responsabilités du massacre, encore non élucidées, que l’historienne concentre ses recherches. Elle travaille plutôt sur les histoires individuelles des victimes, parmi lesquelles des familles, des enfants, des étrangers de passage, auxquels le public peut s’identifier.
« On complète l’aspect historique avec la dimension humaine, à travers l’expérience à la première personne », renchérit Paolo Bolognesi. Président de l’association des victimes du massacre de Bologne, il témoigne lui aussi devant les jeunes Salésiens. Egalement député, il a l’ambition de faire connaître la tragédie et plus généralement la mémoire des années de plomb aux jeunes, dont certains viennent déjà « de toute l’Italie. »
Du côté des jeunes participants au forum salésien, l’initiative des témoins de Bologne a fonctionné. Flavia en est convaincue : « Les histoires sont le meilleur moyen d’apprendre l’Histoire. C’était triste d’entendre celle de la mère de Paolo, mais c’est la vérité ! » insiste-t-elle. « Je les ai trouvés très dignes », commente aussi Andrea Varamo, un grand costaud de 28 ans, très impressionné. «Quarante ans après, ils vont de l’avant et continuent de sensibiliser les jeunes sur cet événement. C’est si important de ne pas oublier. »
Paolo Lambertini porte avec bien d’autres victimes le poids de cette lutte contre l’oubli. Une charge qui peut peser lourd. A Bologne, ils ne sont que six volontaires à se relayer pour témoigner devant des milliers d’étudiants chaque année. A chaque intervention, le passé refait surface. Cinzia Venturoli le sait, elle qui partage leur micro : « C’est difficile pour eux. Si tu les regardes, tu le vois dans leurs yeux. Chaque fois qu’ils parlent, ils sont encore dans la gare. »
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